maison de campagne, à 
Courbevoie; assis près de lui à table, nous causâmes des études, des 
méthodes d'enseignement, des lettres classiques et modernes, vivement, 
librement, comme d'anciennes connaissances et presque comme des 
compagnons de travail. La conversation tomba sur les poëtes latins et 
leurs commentateurs; je parlai avec éloge de la grande édition de 
Virgile par Heyne, le célèbre professeur de l'Université de Goettingue, 
et du mérite de ses dissertations. M. de Fontanes attaqua brusquement 
les savants allemands; selon lui, ils n'avaient rien découvert, rien ajouté 
aux anciens commentaires, et Heyne n'en savait pas plus, sur Virgile et 
sur l'antiquité, que le père La Rue. Il était plein d'humeur contre la 
littérature allemande en général, philosophes, poëtes, historiens ou 
philologues, et décidé à ne pas les croire dignes de son attention. Je les 
défendis avec la confiance de ma conviction et de ma jeunesse, et M. de 
Fontanes, se tournant vers son autre voisin, lui dit en souriant: «Ces 
protestants, on ne les fait jamais céder.» Mais loin de m'en vouloir de 
mon obstination, il se plaisait évidemment au contraire dans la 
franchise de ce petit débat. Sa tolérance pour mon indépendance fut 
mise un peu plus tard à une plus délicate épreuve. Quand j'eus à 
commencer mon cours, en décembre 1812, il me parla de mon discours 
d'ouverture et m'insinua que j'y devrais mettre une ou deux phrases à
l'éloge de l'Empereur; c'était l'usage, me dit-il, surtout à la création 
d'une chaire nouvelle, et l'Empereur se faisait quelquefois rendre 
compte par lui de ces séances. Je m'en défendis; je ne voyais à cela, lui 
dis-je, point de convenance générale; j'avais à faire uniquement de la 
science devant un public d'étudiants; je ne pouvais être obligé d'y mêler 
de la politique, et de la politique contre mon opinion: «Faites comme 
vous voudrez, me dit M. de Fontanes, avec un mélange visible d'estime 
et d'embarras; si on se plaint de vous, on s'en prendra à moi; je nous 
défendrai, vous et moi, comme je pourrai[3].» 
[Note 3: Malgré ses imperfections, que personne ne sentira plus que 
moi, on ne lira peut-être pas sans quelque intérêt ce discours, ma 
première leçon d'histoire et ma première parole publique, et qui est 
resté enfoui dans les archives de la Faculté des lettres, depuis le jour où 
il y fut prononcé, il y a quarante-cinq ans. Je le joins aux _Pièces 
historiques_ (n° III).] 
Il faisait acte de clairvoyance et de bon sens autant que d'esprit 
généreux en renonçant si vite et de si bonne grâce à l'exigence qu'il 
m'avait témoignée. Pour le maître qu'il servait, l'opposition de la société 
où je vivais n'avait point d'importance pratique ni prochaine; c'était une 
pure opposition de pensée et de conversation, sans dessein précis, sans 
passion efficace, grave pour la longue vue du philosophe, mais 
indifférente à l'action du politique, et disposée à se contenter longtemps 
de l'indépendance des idées et des paroles dans l'inaction de la vie. 
En entrant dans l'Université, je me trouvai en contact avec une autre 
opposition, moins apparente, mais plus sérieuse sans être, pour le 
moment, plus active. M. Royer-Collard, alors professeur d'histoire de la 
philosophie et doyen de la Faculté des lettres, me prit en prompte et 
vive amitié. Nous ne nous connaissions pas auparavant; j'étais 
beaucoup plus jeune que lui; il vivait loin du monde, n'entretenant 
qu'un petit nombre de relations intimes; nous fûmes nouveaux et 
attrayants l'un pour l'autre. C'était un homme, non pas de l'ancien 
régime, mais de l'ancien temps, que la Révolution avait développé sans 
le dominer, et qui la jugeait avec une sévère indépendance, principes, 
actes et personnes, sans déserter sa cause primitive et nationale. Esprit 
admirablement libre et élevé avec un ferme bon sens, plus original 
qu'inventif, plus profond qu'étendu, plus capable de mener loin une idée 
que d'en combiner plusieurs, trop préoccupé de lui-même, mais
singulièrement puissant sur les autres par la gravité impérieuse de sa 
raison et par son habileté à répandre, sur des formes un peu solennelles, 
l'éclat imprévu d'une imagination forte excitée par des impressions 
très-vives. Avant d'être appelé à enseigner la philosophie, il n'en avait 
pas fait une étude spéciale, ni le but principal de ses travaux, et dans 
nos vicissitudes politiques de 1789 à 1814, il n'avait jamais joué un rôle 
important, ni hautement épousé aucun parti. Mais il avait reçu dans sa 
jeunesse, sous l'influence des traditions de Port-Royal, une forte 
éducation classique et chrétienne; et après la Terreur, sous le régime du 
Directoire, il était entré dans le petit comité royaliste qui correspondait 
avec Louis XVIII, non pour conspirer, mais pour éclairer ce prince sur 
le véritable état du pays, et lui donner des conseils aussi bons pour la 
France que pour la maison de Bourbon, si la maison de Bourbon et la 
France devaient se retrouver un jour. Il    
    
		
	
	
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