il l'a en même temps élevée et énervée, flattant 
tour à tour ses plus nobles sentiments et ses plus terrestres penchants, 
l'enivrant d'espérances sublimes et la berçant de molles complaisances. 
Aussi a-t-il fait pêle-mêle des utopistes et des égoïstes, des fanatiques 
et des sceptiques, des enthousiastes et des incrédules moqueurs, enfants 
très-divers du même temps, mais tous charmés de leur temps et 
d'eux-mêmes, et jouissant ensemble de leur commune ivresse à la veille 
du chaos. Quand j'entrai dans le monde en 1807, le chaos avait depuis 
longtemps éclaté; l'enivrement de 1789 avait bien complètement 
disparu; la société, tout occupée de se rasseoir, ne songeait plus à 
s'élever en s'amusant; les spectacles de la force avaient remplacé pour 
elle les élans vers la liberté. La sécheresse, la froideur, l'isolement des 
sentiments et des intérêts personnels, c'est le train et l'ennui ordinaires 
du monde; la France, lasse d'erreurs et d'excès étranges, avide d'ordre et 
de bon sens commun, retombait dans cette ornière. Au milieu de la 
réaction générale, les fidèles héritiers des salons lettrés du XVIIIe
siècle y demeuraient seuls étrangers; seuls ils conservaient deux des 
plus nobles et plus aimables dispositions de leur temps, le goût 
désintéressé des plaisirs de l'esprit et cette promptitude à la sympathie, 
cette curiosité bienveillante et empressée, ce besoin de mouvement 
moral et de libre entretien, qui répandent sur les relations sociales tant 
de fécondité et de douceur. 
J'en fis, pour mon propre compte, une heureuse épreuve. Amené dans 
cette société par un incident de ma vie privée, j'y arrivais très-jeune, 
parfaitement obscur, sans autre titre qu'un peu d'esprit présumé, 
quelque instruction et un goût très-vif pour les plaisirs nobles, les 
lettres et la bonne compagnie. Je n'y apportais pas des idées en 
harmonie avec celles que j'y trouvais; j'avais été élevé à Genève, dans 
des sentiments très-libéraux, mais dans des habitudes austères et des 
croyances pieuses, en réaction contre la philosophie du XVIIIe siècle 
plutôt qu'en admiration de ses oeuvres et de son influence. Depuis que 
je vivais à Paris, la philosophie et la littérature allemandes étaient mon 
étude favorite; je lisais Kant et Klopstock, Herder et Schiller, beaucoup 
plus que Condillac et Voltaire. M. Suard, l'abbé Morellet, le marquis de 
Boufflers, les habitués des salons de Mme d'Houdetot et de Mme de 
Rumford, qui m'accueillaient avec une extrême bonté, souriaient et 
s'impatientaient quelquefois de mes traditions chrétiennes et de mon 
enthousiasme germanique; mais au fond cette diversité de nos idées et 
de nos habitudes était pour moi, dans leur société, une cause d'intérêt et 
de faveur plutôt que de mauvais vouloir ou seulement d'indifférence. Ils 
me savaient aussi sincèrement attaché qu'eux-mêmes à la liberté et à 
l'honneur de l'intelligence humaine, et j'avais pour eux quelque chose 
de nouveau et d'indépendant qui leur inspirait de l'estime et de l'attrait. 
Ils m'ont, à cette époque, constamment soutenu de leur amitié et de leur 
influence, sans jamais prétendre à me gêner dans nos dissentiments. J'ai 
appris d'eux plus que de personne à porter dans la pratique de la vie 
cette large équité et ce respect de la liberté d'autrui qui sont le devoir et 
le caractère de l'esprit vraiment libéral. 
En toute occasion, cette généreuse disposition se déployait. En 1809, M. 
de Chateaubriand publia les Martyrs. Le succès en fut d'abord pénible 
et très-contesté. Parmi les disciples du XVIIIe siècle et de Voltaire, la 
plupart traitaient M. de Chateaubriand en ennemi, et les plus modérés 
lui portaient peu de faveur. Ils ne goûtaient pas ses idées, même quand
ils ne croyaient pas devoir les combattre, et sa façon d'écrire choquait 
leur goût dénué d'imagination et plus fin que grand. Ma disposition 
était toute contraire; j'admirais passionnément M. de Chateaubriand, 
idées et langage; ce beau mélange de sentiment religieux et d'esprit 
romanesque, de poésie et de polémique morale, m'avait si puissamment 
ému et conquis que, peu après mon arrivée à Paris, en 1806, une de mes 
premières fantaisies littéraires avait été d'adresser à M. de 
Chateaubriand une très-médiocre épître en vers dont il s'empressa de 
me remercier en prose artistement modeste et polie. Sa lettre flatta ma 
jeunesse, et les Martyrs redoublèrent mon zèle. Les voyant si 
violemment attaqués, je résolus de les défendre dans le Publiciste, où 
j'écrivais quelquefois; et quoique fort éloigné d'approuver tout ce que 
j'en pensais, M. Suard, qui dirigeait ce journal, se prêta 
complaisamment à mon désir. J'ai connu très-peu d'hommes d'un 
naturel aussi libéral et aussi doux, quoique d'un esprit minutieusement 
délicat et difficile. Il trouvait dans le talent de M. de Chateaubriand 
plus à critiquer qu'à louer; mais c'était du talent, un grand talent, et à ce 
titre il restait pour lui bienveillant, quoique toujours et finement 
moqueur. C'était de plus un talent plein d'indépendance, engagé dans 
l'opposition et en butte à la redoutable humeur du pouvoir impérial: 
autres mérites auxquels M. Suard    
    
		
	
	
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