Il faisait chaud; le cuir de la capote brûlait. Par 
moments, je sentais mes yeux se fermer et ma tête devenir lourde; mais 
impossible de dormir. J'avais toujours dans les oreilles ce «Tais-toi, je 
t'en prie,» si navrant et si doux... Ni lui non plus, le pauvre homme! il 
ne dormait pas. De derrière, je voyais ses grosses épaules frissonner, et 
sa main,--une longue main blafarde et bête,--trembler sur le dos de la 
banquette, comme une main de vieux. Il pleurait... 
--Vous voilà chez vous, Parisien! me cria tout à coup le conducteur; et 
du bout de son fouet il me montrait ma colline verte avec le moulin 
piqué dessus comme un gros papillon. 
Je m'empressai de descendre... En passant près du rémouleur, j'essayai 
de regarder sous sa casquette: j'aurais voulu le voir avant de partir. 
Comme s'il avait compris ma pensée, le malheureux leva brusquement 
la tête, et, plantant son regard dans le mien: 
--Regardez-moi bien, l'ami, me dit-il d'une voix sourde, et si un de ces 
jours vous apprenez qu'il y a eu un malheur à Beaucaire, vous pourrez 
dire que vous connaissez celui qui a fait le coup. 
C'était une figure éteinte et triste, avec de petits yeux fanés. Il y avait 
des larmes dans ces yeux, mais dans cette voix il y avait de la haine. La 
haine, c'est la colère des faibles!... Si j'étais la rémouleuse, je me 
méfierais. 
 
LE SECRET DE MAITRE CORNILLE
Francet Mamaï, un vieux joueur de fifre, qui vient de temps en temps 
faire la veillée chez moi, en buvant du vin cuit, m'a raconté l'autre soir 
un petit drame de village dont mon moulin a été témoin il y a quelque 
vingt ans. Le récit du bonhomme m'a touché, et je vais essayer de vous 
le redire tel que je l'ai entendu. 
Imaginez-vous pour un moment, chers lecteurs, que vous êtes assis 
devant un pot de vin tout parfumé, et que c'est un vieux joueur de fifre 
qui vous parle. 
* * * * * 
Notre pays, mon bon monsieur, n'a pas toujours été un endroit mort et 
sans renom, comme il est aujourd'hui. Autre temps, il s'y faisait un 
grand commerce de meunerie, et, dix lieues à la ronde, les gens des mas 
nous apportaient leur blé à moudre... Tout autour du village, les 
collines étaient couvertes de moulins à vent. De droite et de gauche on 
ne voyait que des ailes qui viraient au mistral par-dessus les pins, des 
ribambelles de petits ânes chargés de sacs, montant et dévalant le long 
des chemins; et toute la semaine c'était plaisir d'entendre sur la hauteur 
le bruit des fouets, le craquement de la toile et le Dia hue! des 
aides-meuniers... Le dimanche nous allions aux moulins, par bandes. 
Là-haut, les meuniers payaient le muscat. Les meunières étaient belles 
comme des reines, avec leurs fichus de dentelles et leurs croix d'or. Moi, 
j'apportais mon fifre, et jusqu'à la noire nuit on dansait des farandoles. 
Ces moulins-là, voyez-vous, faisaient la joie et la richesse de notre 
pays. 
Malheureusement, des Français de Paris eurent l'idée d'établir une 
minoterie à vapeur, sur la route de Tarascon. Tout beau, tout nouveau! 
Les gens prirent l'habitude d'envoyer leurs blés aux minotiers, et les 
pauvres moulins à vent restèrent sans ouvrage. Pendant quelque temps 
ils essayèrent de lutter, mais la vapeur fut la plus forte, et l'un après 
l'autre, pécaïre! ils furent tous obligés de fermer... On ne vit plus venir 
les petits ânes... Les belles meunières vendirent leurs croix d'or... Plus 
de muscat! plus de farandole!... Le mistral avait beau souffler, les ailes 
restaient immobiles... Puis, un beau jour, la commune fit jeter toutes 
ces masures à bas, et l'on sema à leur place de la vigne et des oliviers.
Pourtant, au milieu de la débâcle, un moulin avait tenu bon et 
continuait de virer courageusement sur sa butte, à la barbe des 
minotiers. C'était le moulin de maître Cornille, celui-là même où nous 
sommes en train de faire la veillée en ce moment. 
* * * * * 
Maître Cornille était un vieux meunier, vivant depuis soixante ans dans 
la farine et enragé pour son état. L'installation des minoteries l'avait 
rendu comme fou. Pendant huit jours, on le vit courir par le village, 
ameutant le monde autour de lui et criant de toutes ses forces qu'on 
voulait empoisonner la Provence avec la farine des minotiers. «N'allez 
pas là-bas, disait-il; ces brigands-là, pour faire le pain, se servent de la 
vapeur, qui est une invention du diable, tandis que moi je travaille avec 
le mistral et la tramontane, qui sont la respiration du bon Dieu...» Et il 
trouvait comme cela une foule de belles paroles à la louange des 
moulins à vent, mais personne ne les écoutait. 
Alors, de male rage, le vieux s'enferma dans son moulin    
    
		
	
	
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