souvent, et il me semble alors que résonnent 
encore à mes oreilles tantôt un morceau, tantôt l'autre: certains accents 
superbes du rôle de Cassandre dans la Prise de Troie de Berlioz, «Tu 
ne m'écoutes pas, tu ne veux rien comprendre,» plus loin, la vision de la 
prophétesse, ses paroles entrecoupées et les dessins de l'orchestre 
remplissant les silences de Cassandre, ou bien l'étude de la Chasse de 
Heller, le numéro XIV en fa mineur des Nuits Blanches du même, les 
32 variations de Beethoven sur un thème en ut mineur, la Marche 
Funèbre de Chopin, des fugues et des préludes du Clavecin bien 
tempéré de Sébastien Bach. Il avait beaucoup insisté sur le double 
profit, pour les doigts et pour le sentiment, qu'il y avait à retirer de ce 
recueil si l'on s'attachait à le travailler. Il m'en exécutait des pièces 
difficiles avec une technique impeccable et en grand musicien, mettant 
en relief les parties principales, et il me faisait remarquer ce qu'il y 
avait de moderne dans certaines de ces pièces, comme dans le prélude 
en si bémol mineur, numéro XXII du premier cahier, qu'il jouait avec 
une expression passionnée et douloureuse de la plus vive intensité, 
mais sans l'ombre d'une exagération et toujours guidé par un goût 
parfait. Il était d'avis que le pianiste, pour bien ressentir l'émotion 
esthétique et bien nuancer, devait fredonner, s'aider de la voix qui le 
portait, animait, colorait son jeu, et lui-même s'en servait, surtout 
lorsqu'il interprétait un morceau d'orchestre, imitant, à bouche ouverte 
ou à bouche fermée, le timbre des divers instruments, complétant ou 
soulignant les détails et les contre-chants. D'ailleurs, il possédait à un 
tel degré l'art de faire vibrer le piano dans toutes les portions à la fois 
de son étendue et d'en varier les timbres, qu'il rendait admirablement, 
sans le secours de la voix, les réductions d'orchestre telles que la 
Marche Nuptiale du Songe d'une Nuit d'été de Mendelssohn, et qu'il 
éveillait l'idée de l'orchestre même dans des oeuvres écrites pour piano 
comme la Marche Funèbre nº 3 du cinquième recueil, op. 62, des 
Romances sans paroles, du même auteur. Il pensait aussi que, pour 
approfondir et perfectionner un morceau, il fallait l'apprendre par coeur. 
Sa mémoire, d'ailleurs, était extraordinaire, et il pouvait composer de 
longs ouvrages sans en écrire une note. 
Quant à ce qui est de l'orchestration elle-même, il jugeait qu'elle
gagnait en n'étant pas touffue. Comme je louais un jour celle d'un 
compositeur dont quelques effets particuliers m'avaient séduit, il 
m'interrompit pour critiquer l'ensemble de ses procédés: «Non, 
soutint-il, il avait des préjugés. Ça manque d'air, et, dans l'orchestre, il 
faut de l'air.» J'ai pu me rendre compte une fois de tout le soin qu'il 
apportait dans le choix des combinaisons, dans la composition des 
colorations. J'ai raconté plus haut que nous étions un soir à travailler 
chez lui avec Guiraud, eux orchestrant leur cantate de l'exposition de 
1867, moi copiant son hymne. Guiraud et moi, nous étions aux deux 
bouts de la table, Bizet, au milieu, le piano derrière lui. Un moment, il 
se leva, essaya quelques accords à plusieurs reprises en fredonnant, 
puis se tournant vers nous, nous questionna: «Quels instruments 
entendez-vous? Je n'arrive pas à trouver ce que je voudrais.» Nous le 
lui dîmes, tous les deux, Guiraud un peu distraitement, sans 
interrompre sa besogne, moi curieux de savoir ce qu'il penserait de ce 
que j'indiquais. Il nous répondit: «Oui, c'est cela, sans doute, mais pas 
tout à fait, pourtant.» Et il continua de chercher. Un instant après il 
reprit: «Je tiens! J'ai assez de douceur avec les cors; avec deux bassons, 
je n'aurais pas assez de mordant, je vais en mettre quatre.» Il ajoutait 
aussi les violoncelles, les altos et, peut-être, les clarinettes dans le 
chalumeau. Malheureusement, je ne me rappelle plus d'une façon 
suffisamment précise de tous les timbres qu'il employait. Ce qu'il m'est 
encore possible d'affirmer, c'est que du dosage de chacun de ces 
éléments et de leur mélange, il devait naître une sonorité nouvelle. 
Jusqu'ici, je me suis borné à témoigner, et je me suis efforcé de ne pas 
apprécier. Maintenant, avant de terminer, je demanderai qu'il me soit 
permis de réclamer contre un oubli et de protester contre une légende. 
On ne voit généralement dans l'oeuvre de Bizet que l'Arlésienne et 
Carmen, et je ne méconnais pas que ce ne soient des chefs-d'oeuvre où 
il n'y a pas une faiblesse. Cela n'empêche pas, pourtant, qu'il ne soit 
injuste de ne tenir aucun compte des beautés que renferment les 
Pêcheurs de Perles, la Jolie Fille de Perth, Djamileh, la symphonie, 
l'ouverture dramatique, Patrie, les mélodies, dont plusieurs, les Adieux 
de l'Hôtesse Arabe, Vous ne priez pas, Ma vie a son secret, sont 
admirables et si poignantes, d'autres morceaux encore pour piano et la
Marche Funèbre où il y a des passages    
    
		
	
	
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