Les possédés | Page 2

Fyodor Dostoyevsky
de l'imagination! Lui-même crut toute sa vie qu'on avait peur de lui en haut lieu, que tous ses pas étaient comptés, toutes ses démarches épiées, et que tout nouveau gouverneur envoyé dans notre province arrivait de Pétersbourg avec des instructions précises concernant sa personne. Si l'on avait démontré clair comme le jour au très-honorable Stépan Trophimovitch qu'il n'avait absolument rien à craindre, il en aurait été blessé à coup s?r. Et cependant c'était un homme fort intelligent...
Revenu de l'étranger, il occupa brillamment vers 1850 une chaire de l'enseignement supérieur, mais il ne fit que quelques le?ons, - - sur les Arabes, si je ne me trompe. De plus, il soutint avec éclat une thèse sur l'importance civique et hanséatique qu'aurait pu avoir la petite ville allemande de Hanau dans la période comprise entre les années 1413 et 1428, et sur les causes obscures qui l'avaient empêchée d'acquérir ladite importance. Cette dissertation était remplie de traits piquants à l'adresse des slavophiles d'alors; aussi devint-il du coup leur bête noire. Plus tard, -- ce fut, du reste, après sa destitution et pour montrer quel homme l'Université avait perdu en lui, -- il fit para?tre, dans une revue mensuelle et progressiste, le commencement d'une étude très savante sur les causes de l'extraordinaire noblesse morale de certains chevaliers à certaine époque. On a dit, depuis, que la suite de cette publication avait été interdite par la censure. C'est bien possible, vu l'arbitraire effréné qui régnait en ce temps-là. Mais, dans l'espèce, le plus probable est que seule la paresse de l'auteur l'empêcha de finir son travail. Quant à ses le?ons sur les Arabes, voici l'incident qui y mit un terme: une lettre compromettante, écrite par Stépan Trophimovitch à un de ses amis, tomba entre les mains d'un tiers, un rétrograde sans doute; celui-ci s'empressa de la communiquer à l'autorité, et l'imprudent professeur fut invité à fournir des explications. Sur ces entrefaites, justement, on saisit à Moscou, chez deux ou trois étudiants, quelques copies d'un poème que Stépan Trophimovitch avait écrit à Berlin six ans auparavant, c'est-à-dire au temps de sa première jeunesse. En ce moment même j'ai sur ma table l'oeuvre en question: pas plus tard que l'an dernier, Stépan Trophimovitch m'en a donné un exemplaire autographe, orné d'une dédicace, et magnifiquement relié en maroquin rouge. Ce poème n'est pas dépourvu de mérite littéraire, mais il me serait difficile d'en raconter le sujet, attendu que je n'y comprends rien. C'est une allégorie dont la forme lyrico-dramatique rappelle la seconde partie de Faust. L'an passé, je proposai à Stépan Trophimovitch de publier cette production de sa jeunesse, en lui faisant observer qu'elle avait perdu tout caractère dangereux. Il refusa avec un mécontentement visible. L'idée que son poème était complètement inoffensif lui avait déplu, et c'est même à cela que j'attribue la froideur qu'il me témoigna pendant deux mois. Eh bien, cet ouvrage qu'il n'avait pas voulu me laisser publier ici, on l'inséra peu après dans un recueil révolutionnaire édité à l'étranger, et, naturellement, sans en demander la permission à l'auteur. Cette nouvelle inquiéta d'abord Stépan Trophimovitch: il courut chez le gouverneur et écrivit à Pétersbourg une très noble lettre justificative qu'il me lut deux fois, mais qu'il n'envoya point, faute de savoir à qui l'adresser. Bref, durant tout un mois, il fut en proie à une vive agitation. J'ai néanmoins la conviction que, dans l'intime de son être, il était profondément flatté. Il avait réussi à se procurer un exemplaire du recueil, et ce volume ne le quittait pas, -- du moins, la nuit; pendant le jour Stépan Trophimovitch le cachait sous un matelas, et il défendait même à sa servante de refaire son lit. Quoiqu'il s'attend?t d'instant en instant à voir arriver un télégramme, l'amour-propre satisfait per?ait dans toute sa manière d'être. Aucun télégramme ne vint. Alors il se réconcilia avec moi, ce qui atteste l'extraordinaire bonté de son coeur doux et sans rancune.
II
Je ne nie absolument pas son martyre. Seulement, je suis convaincu aujourd'hui qu'il aurait pu, en donnant les explications nécessaires, continuer tout à son aise ses le?ons sur les Arabes. Mais l'ambition de jouer un r?le le tenta, et il mit un empressement particulier à se persuader une fois pour toutes que sa carrière était désormais brisée par le ?tourbillon des circonstances?. Au fond, la vraie raison pour laquelle il abandonna l'enseignement public fut une proposition que lui fit à deux reprises et en termes fort délicats Barbara Pétrovna, femme du lieutenant général Stavroguine: cette dame, puissamment riche, pria Stépan Trophimovitch de vouloir bien diriger en qualité de haut pédagogue et d'ami le développement intellectuel de son fils unique. Inutile de dire qu'à cette place étaient attachés de brillants honoraires. Quand il re?ut pour la première fois ces ouvertures, Stépan Trophimovitch était encore à Berlin, et venait justement de perdre sa
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