Les parisiennes de Paris | Page 2

Théodore de Banville
tu as là sous la main
un exemplaire bien complet de ta chère Comédie Humaine. Il est bien
entendu, n'est-ce pas, que par toute la terre et partout où l'homme a bâti
des villes, une femme réellement belle, riche, élégante et spirituelle est
une Parisienne. D'abord et avant tout être une femme honnête, posséder
trente mille francs de rente et se faire habiller par une vraie couturière,
savoir la musique à fond et ne jamais toucher du piano, avoir lu les
poëtes et les historiens et ne pas écrire, montrer une chevelure
irréprochablement brossée et des dents nettement blanches, porter des
bas fins comme une nuée tramée et bien tirés sur la jambe, être gantée
et chaussée avec génie, savoir arranger une corbeille de fruits et
disposer les fleurs d'une jardinière et toucher à un livre sans le flétrir,
enfin pouvoir donner le ton et la réplique dans une causerie, sont des
qualités qu'on ne réunit pas sans être nécessairement une Parisienne,
lors même qu'on habiterait Châteaudun et les plus plates villes de la
Beauce. Mais Paris, cette ville consacrée à la pensée, au travail et à
l'amour, où tout le monde mène à fin des oeuvres gigantesques, et où,
sans se lasser, on recommence sans cesse à vouloir rouler au haut de la
montagne verdoyante un amour qui retombe sur vous comme le rocher
de Sisyphe et vous écrase, Paris désespéré de passions et affolé de joie,
fécond jusqu'à épouvanter, et si magnifiquement éloquent, spirituel et
avide de poésie, crée pour lui et par la force des choses des Parisiennes
spéciales, qui ne peuvent exister qu'à Paris, par Paris et pour Paris.
Passé la banlieue, elles s'évanouiraient comme des ombres vaines, car
elles n'auraient plus de raison d'être et ne trouveraient plus autour
d'elles l'air qu'elles respirent. Celles-là, nées parmi les enchantements,
et qui sont sorties parfaites de la chaudière où Paris, comme les démons
de La Tentation, entasse des papillons et des vipères, celles-là, dis-je,
sont nos héroïnes, les Parisiennes de Paris, fugitives et éblouissantes
figures que j'esquisserai de mon mieux avec ton aide, ô lecteur, dont
l'intelligence créatrice a collaboré à tous les poëmes. Bientôt peut-être,
et Dieu le veuille, un véritable peintre nous prendra ces crayonnages, et
les transportera sur une toile palpitante de vie. Alors le sang courra sous
les belles chairs; dans les chevelures, l'or de Rubens frissonnera sous le
vent, les draperies frémiront agitées par des mouvements hardis, et nos
femmes marcheront sous les lambris et sous le ciel, foulant les fleurs
des tapis et les gazons des grands jardins luxuriants. Ce cher voleur sera

le bienvenu et pourra usurper son bien où il le trouvera, car nous lui
laisserons la clef sur la porte, et nous ne voulons pas même nouer les
cordons des cartons où nous allons enfermer ces feuilles légères. Quand
on trouve toute faite une scène comme celle des Fourberies de Scapin:
«Que diable allait-il faire dans cette galère?» on a parfaitement raison
de l'emprunter pour toujours; vienne donc Molière! Mais nous, tâchons
du moins d'être Cyrano, et de préparer quelques proies à dévorer, si
nous en avons le temps et le pouvoir, entre deux sonnets à Phyllis et
entre deux voyages au pays de la Lune!

LES PARISIENNES DE PARIS

I
LA FEMME-ANGE
--ÉLODIE DE LUXEUIL--
Vous avez rencontré Élodie.
Vous connaissez ces premières représentations qui sont un événement
dans la ville. Lorsqu'il s'agit de juger l'oeuvre d'un homme éminent ou
même une comédie à scandale, il semble que dès le matin Paris
bouillonne comme si la pensée du poète parlait d'avance à nos âmes à
travers le rideau immobile et à travers le manuscrit fermé. Le soir venu,
par une inexplicable magie, tout s'anime jusqu'au paroxysme de la vie
fébrile. Les toilettes et les visages rayonnent dans la lumière folle;
plaintes, gémissements et fanfares d'allégresse, les cordes des
instruments et les cuivres de Sax résonnent d'une sonorité inconnue. Un
vent d'orage courbe silencieuses ces mille têtes parmi lesquelles la
foule reconnaît et salue ses idoles.
Tout à coup, par un mouvement imprévu, quelques personnes s'écartent
ou changent de place, et laissent à découvert une loge jusque-là cachée;
alors se détache devant vous une apparition dont vous ne perdrez

jamais le souvenir.
Pâle, idéale, tremblante, mollement accoudée sur le devant de cette loge
éclairée par un globe dépoli, une poétique figure rêve, absorbée dans
quelque douloureuse extase. Les ombres d'une inguérissable mélancolie
flottent parmi les lignes divinement naïves de son visage. Vêtue d'une
robe de soie blanche unie, la tête et le cou enveloppés et noyés dans une
brume de gaze blanche, blanche elle-même comme ses voiles, cette
femme, est-ce une femme? semble pleurer amèrement les cieux d'où
elle est descendue. Ses grands yeux d'or, avides d'éther, veulent percer
les voûtes du théâtre et boire le ciel. Évidemment
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