Les mystères de Paris, Tome IV | Page 3

Eugène Süe
s'interrompant, eh bien! où allez-vous? Où diable
court-elle à présent?
Croyant la vie de Martial menacée par les habitants de l'île, la Louve,
éperdue de frayeur, transportée de rage, n'écoutant pas davantage le
pêcheur, s'était encourue le long de la Seine.
Quelques détails topographiques sont indispensables à l'intelligence de
la scène suivante.
L'île du Ravageur se rapprochait plus de la rive gauche de la rivière que
de la rive droite, où Fleur-de-Marie et Mme Séraphin s'étaient
embarquées.
La Louve se trouvait sur la rive gauche.

Sans être très-escarpée, la hauteur des terres de l'île masquait dans toute
sa longueur la vue d'une rive sur l'autre. Ainsi la maîtresse de Martial
n'avait pas pu voir l'embarquement de la Goualeuse, et la famille du
ravageur n'avait pu voir la Louve accourant à ce moment même le long
de la rive opposée.
Rappelons enfin au lecteur que la maison de campagne du docteur
Griffon, où habitait temporairement le comte de Saint-Remy, s'élevait à
mi-côte et près de la plage où la Louve arrivait éperdue.
Elle passa, sans les voir, auprès de deux personnes qui, frappées de son
air hagard, se retournèrent pour la suivre de loin. Ces deux personnes
étaient le comte de Saint-Remy et le docteur Griffon.
Le premier mouvement de la Louve en apprenant le péril de son amant
avait été de courir impétueusement vers l'endroit où elle le savait en
danger. Mais, à mesure qu'elle approchait de l'île, elle songeait à la
difficulté d'y aborder. Ainsi que le lui avait dit le vieux pêcheur, elle ne
devait compter sur aucun bateau étranger, et personne de la famille
Martial ne voudrait la venir chercher.
Haletante, le teint empourpré, le regard étincelant, elle s'arrêta donc en
face de la pointe de l'île qui, formant une courbe dans cet endroit, se
rapprochait assez du rivage.
À travers les branches effeuillées des saules et des peupliers, la Louve
aperçut le toit de la maison où Martial se mourait peut-être.
À cette vue, poussant un gémissement farouche, elle arracha son bonnet,
laissa glisser sa robe jusqu'à ses pieds, ne garda que son jupon, se jeta
intrépidement dans la rivière, y marcha tant qu'elle eut pied, puis, le
perdant, elle se mit à nager vigoureusement vers l'île.
Ce fut un spectacle d'une énergie sauvage.
À chaque brassée, l'épaisse et longue chevelure de la Louve, dénouée
par la violence de ses mouvements, frémissait autour de sa tête comme
une crinière double à reflets cuivrés.

Sans l'ardente fixité de ses yeux incessamment attachés sur la maison
de Martial, sans la contraction de ses traits crispés par de terribles
angoisses, on aurait cru que la maîtresse du braconnier se jouait dans
l'onde, tant cette femme nageait librement, fièrement. Tatoués en
souvenir de son amant, ses bras blancs et nerveux, d'une vigueur toute
virile, fendaient l'eau qui rejaillissait et roulait en perles humides sur
ses larges épaules, sur sa robuste et ferme poitrine, qui ruisselait
comme un marbre à demi submergé.
Tout à coup de l'autre côté de l'île retentit un cri de détresse, un cri
d'agonie terrible, désespéré.
La Louve tressaillit et s'arrêta court.
Puis, se soutenant sur l'eau d'une main, de l'autre elle rejeta en arrière
son épaisse chevelure et écouta.
Un nouveau cri se fit entendre, mais plus faible, mais suppliant,
convulsif, expirant.
Et tout retomba dans un profond silence.
--Mon homme!!! cria la Louve en se remettant à nager avec fureur.
Dans son trouble, elle avait cru reconnaître la voix de Martial.
Le comte et le docteur, auprès desquels la Louve était passée en courant,
n'avaient pu la suivre d'assez près pour s'opposer à sa témérité.
Ils arrivèrent en face de l'île au moment où venaient de retentir les deux
cris effrayants.
Ils s'arrêtèrent aussi épouvantés que la Louve.
Voyant celle-ci lutter intrépidement contre le courant, ils s'écrièrent:
--La malheureuse va se noyer!
Ces craintes furent vaines.

La maîtresse de Martial nageait comme une loutre; en quelques
brassées, l'intrépide créature aborda.
Elle avait pris pied, et s'aidait, pour sortir de l'eau, d'un des pieux qui
formaient à l'extrémité de l'île une sorte d'estacade avancée, lorsque
tout à coup, le long de ces pilotis, emporté par le courant, passa
lentement le corps d'une jeune fille vêtue en paysanne; ses vêtements la
soutenaient encore sur l'eau.
Se cramponner d'une main à l'un des pieux, de l'autre saisir
brusquement au passage la femme par sa robe, tel fut le mouvement de
la Louve, mouvement aussi rapide que la pensée.
Seulement elle attira si violemment à elle et en dedans du pilotis la
malheureuse qu'elle sauvait, que celle-ci disparut un instant sous l'eau
quoiqu'il y eût pied à cet endroit.
Douée d'une force et d'une adresse peu communes, la Louve souleva la
Goualeuse (c'était elle), qu'elle n'avait pas encore reconnue, la prit entre
ses bras robustes comme on prend un enfant, fit encore
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