chouriné[16], c'est vrai; parce que, quand le sang 
me monte aux yeux, j'y vois rouge, et il faut que je frappe... mais j'ai 
payé mes chourinades en allant quinze ans au pré[17]. Mon temps est 
fini, je ne dois rien aux curieux[18], et je n'ai jamais grinché[19]: 
demande à la Goualeuse. 
--C'est vrai, ce n'est pas un voleur, dit celle-ci. 
--Alors, viens boire un verre d'eau d'aff, et tu me connaîtras, dit 
l'inconnu; allons, sans rancune. 
--C'est honnête de ta part... Tu es mon maître, je le reconnais, tu sais 
rudement jouer des poignets... il y a eu surtout la grêle de coups de 
poing de la fin... Tonnerre! comme ça me pleuvait sur la boule! je n'ai 
jamais rien vu de pareil... comme c'était festonné! ça allait comme un 
marteau de forge. C'est un nouveau jeu... faudra me l'apprendre. 
--Je recommencerai quand tu voudras.
--Pas sur moi, toujours, dis donc; eh! pas sur moi. J'en ai encore des 
éblouissements. Mais tu connais donc Bras-Rouge, que tu étais dans 
l'allée de sa maison? 
--Bras-Rouge! dit l'inconnu surpris de cette question; je ne sais pas ce 
que tu veux dire; il n'y a pas que Bras-Rouge qui habite cette maison, 
sans doute? 
--Si fait, mon homme... Bras-Rouge a ses raisons pour ne pas aimer les 
voisins, dit le Chourineur en souriant d'un air singulier. 
--Eh bien! tant mieux pour lui, reprit l'inconnu, qui semblait ne pas 
vouloir continuer la conversation à ce sujet. Je ne connais pas plus 
Bras-Rouge que Bras-Noir; il pleuvait, j'étais entré un moment dans 
cette allée pour me mettre à l'abri: tu as voulu battre cette pauvre fille, 
je t'ai battu, voilà tout. 
--C'est juste: d'ailleurs tes affaires ne me regardent pas; tous ceux qui 
ont besoin de Bras-Rouge ne vont pas le dire à Rome. N'en parlons 
plus. 
Puis, s'adressant à la Goualeuse: 
--Foi d'homme, tu es une bonne fille; je t'ai donné une calotte, tu m'as 
rendu un coup de ciseaux, c'était de jeu; mais, ce qui est gentil de ta 
part, c'est que tu n'as pas aguiché cet enragé-là contre moi, quand je 
n'en voulais plus. Tu viendras boire avec nous! c'est monsieur qui paye. 
À propos de ça, mon brave, dit-il à l'inconnu, si, au lieu d'aller 
pitancher[20] de l'eau d'aff, nous allions nous refaire de sorgue [21] 
chez l'ogresse du Lapin-Blanc: c'est un tapis-franc. 
--Tope, je paye à souper. Veux-tu venir, la Goualeuse? dit l'inconnu. 
--Oh! j'avais bien faim, répondit-elle: mais de voir des batteries ça 
m'écoeure, je n'ai plus d'appétit. 
--Bah! bah! ça te viendra en mangeant, dit le Chourineur; et la cuisine 
est fameuse au Lapin-Blanc.
Les trois personnages, alors en parfaite intelligence, se dirigèrent vers 
la taverne. 
Pendant la lutte du Chourineur et de l'inconnu, un charbonnier d'une 
taille colossale, embusqué dans une autre allée, avait observé avec 
anxiété les chances du combat, sans toutefois, ainsi qu'on l'a vu, prêter 
le moindre secours à l'un des deux adversaires. 
Lorsque l'inconnu, le Chourineur et la Goualeuse se dirigèrent vers la 
taverne, le charbonnier les suivit. 
Le bandit et la Goualeuse entrèrent les premiers dans le tapis-franc; 
l'inconnu les suivait, lorsque le charbonnier s'approcha et lui dit tout 
bas en anglais et d'un ton de respectueuse remontrance: 
--Monseigneur, prenez bien garde! 
L'inconnu haussa les épaules et rejoignit ses compagnons. Le 
charbonnier ne s'éloigna pas de la porte du cabaret; prêtant l'oreille 
avec attention, il regardait de temps à autre au travers d'un petit jour 
pratiqué dans l'épaisse couche de blanc d'Espagne dont les vitres de ces 
repaires sont toujours enduites intérieurement. 
 
II 
L'ogresse 
Le cabaret du Lapin-Blanc est situé vers le milieu de la rue aux Fèves. 
Cette taverne occupe le rez-de-chaussée d'une haute maison dont la 
façade se compose de deux fenêtres dites à guillotine. 
Au-dessus de la porte d'une sombre allée voûtée se balance une 
lanterne oblongue dont la vitre fêlée porte ces mots écrits en lettres 
rouges: «Ici on loge à la nuit.» 
Le Chourineur, l'inconnu et la Goualeuse entrèrent dans la taverne.
C'est une vaste salle basse, au plafond enfumé, rayé de solives noires, 
éclairée par la lumière rougeâtre d'un mauvais quinquet. Les murs, 
recrépis à la chaux, sont couverts çà et là de dessins grossiers ou de 
sentences en termes d'argot. 
Le sol battu, salpêtré, est imprégné de boue: une brassée de paille est 
déposée, en guise de tapis, au pied du comptoir de l'ogresse, situé à 
droite de la porte et au-dessous du quinquet. 
De chaque côté de cette salle, il y a six tables; d'un bout elles sont 
scellées au mur, ainsi que les bancs qui les accompagnent. Au fond une 
porte donne dans une cuisine; à droite, près du comptoir, existe une 
sortie sur l'allée qui conduit aux taudis où l'on couche à trois sous la 
nuit. 
Maintenant quelques mots de l'ogresse et de ses    
    
		
	
	
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