Les misérables Tome V | Page 2

Victor Hugo
même contre le gouvernement de tous par tous,
du fond de ses angoisses, de ses découragements, de ses dénûments, de ses fièvres, de ses
détresses, de ses miasmes, de ses ignorances, de ses ténèbres, cette grande désespérée, la
canaille, proteste, et que la populace livre bataille au peuple.
Les gueux attaquent le droit commun; l'ochlocratie s'insurge contre le démos.
Ce sont là des journées lugubres; car il y a toujours une certaine quantité de droit même
dans cette démence, il y a du suicide dans ce duel; et ces mots, qui veulent être des
injures, gueux, canaille, ochlocratie, populace, constatent, hélas! plutôt la faute de ceux
qui règnent que la faute de ceux qui souffrent; plutôt la faute des privilégiés que la faute
des déshérités.
Quant à nous, ces mots-là, nous ne les prononçons jamais sans douleur et sans respect,
car, lorsque la philosophie sonde les faits auxquels ils correspondent, elle y trouve
souvent bien des grandeurs à côté des misères. Athènes était une ochlocratie; les gueux
ont fait la Hollande; la populace a plus d'une fois sauvé Rome; et la canaille suivait

Jésus-Christ.
Il n'est pas de penseur qui n'ait parfois contemplé les magnificences d'en bas.
C'est à cette canaille que songeait sans doute saint Jérôme, et à tous ces pauvres gens, et à
tous ces vagabonds, et à tous ces misérables d'où sont sortis les apôtres et les martyrs,
quand il disait cette parole mystérieuse: Fex urbis, lex orbis.
Les exaspérations de cette foule qui souffre et qui saigne, ses violences à contre-sens sur
les principes qui sont sa vie, ses voies de fait contre le droit, sont des coups d'État
populaires, et doivent être réprimés. L'homme probe s'y dévoue, et, par amour même pour
cette foule, il la combat. Mais comme il la sent excusable tout en lui tenant tête! comme il
la vénère tout en lui résistant! C'est là un de ces moments rares où, en faisant ce qu'on
doit faire, on sent quelque chose qui déconcerte et qui déconseillerait presque d'aller plus
loin; on persiste, il le faut; mais la conscience satisfaite est triste, et l'accomplissement du
devoir se complique d'un serrement de coeur.
Juin 1848 fut, hâtons-nous de le dire, un fait à part, et presque impossible à classer dans
la philosophie de l'histoire. Tous les mots que nous venons de prononcer doivent être
écartés quand il s'agit de cette émeute extraordinaire où l'on sentit la sainte anxiété du
travail réclamant ses droits. Il fallut la combattre, et c'était le devoir, car elle attaquait la
République. Mais, au fond, que fut juin 1848? Une révolte du peuple contre lui-même.
Là où le sujet n'est point perdu de vue, il n'y a point de digression; qu'il nous soit donc
permis d'arrêter un moment l'attention du lecteur sur les deux barricades absolument
uniques dont nous venons de parler et qui ont caractérisé cette insurrection.
L'une encombrait l'entrée du faubourg Saint-Antoine; l'autre défendait l'approche du
faubourg du Temple; ceux devant qui se sont dressés, sous l'éclatant ciel bleu de juin, ces
deux effrayants chefs-d'oeuvre de la guerre civile, ne les oublieront jamais.
La barricade Saint-Antoine était monstrueuse; elle était haute de trois étages et large de
sept cents pieds. Elle barrait d'un angle à l'autre la vaste embouchure du faubourg,
c'est-à-dire trois rues; ravinée, déchiquetée, dentelée, hachée, crénelée d'une immense
déchirure, contre-butée de monceaux qui étaient eux-mêmes des bastions, poussant des
caps çà et là, puissamment adossée aux deux grands promontoires de maisons du
faubourg, elle surgissait comme une levée cyclopéenne au fond de la redoutable place qui
a vu le 14 juillet. Dix-neuf barricades s'étageaient dans la profondeur des rues derrière
cette barricade mère. Rien qu'à la voir, on sentait dans le faubourg l'immense souffrance
agonisante arrivée à cette minute extrême où une détresse veut devenir une catastrophe.
De quoi était faite cette barricade? De l'écroulement de trois maisons à six étages,
démolies exprès, disaient les uns. Du prodige de toutes les colères, disaient les autres.
Elle avait l'aspect lamentable de toutes les constructions de la haine: la ruine. On pouvait
dire: qui a bâti cela? On pouvait dire aussi: qui a détruit cela? C'était l'improvisation du
bouillonnement. Tiens! cette porte! cette grille! cet auvent! ce chambranle! ce réchaud
brisé! cette marmite fêlée! Donnez tout! jetez tout! poussez, roulez, piochez, démantelez,
bouleversez, écroulez tout! C'était la collaboration du pavé, du moellon, de la poutre, de

la barre de fer, du chiffon, du carreau défoncé, de la chaise dépaillée, du trognon de chou,
de la loque, de la guenille, et de la malédiction. C'était grand et c'était petit. C'était
l'abîme parodié sur place par le tohu-bohu. La masse près de l'atome; le pan de mur
arraché et l'écuelle cassée; une fraternisation menaçante de tous les débris; Sisyphe avait
jeté là son rocher et Job son tesson. En somme, terrible.
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