«(Signé) LE CAMPION.» 
--Je la trouve mauvaise, dit Caldas, qui fréquentait depuis quelque 
temps un assez vilain monde. 
Sur cette réflexion il souffla sa bougie, et s'endormit en pensant aux 
cheveux blonds de Mlle Célestine, l'ingénue de Grenelle, qui les a 
rouges. 
* * * * * 
--Toc, toc, toc, toc... 
--Qui est là? dit Caldas, furieux d'être éveillé en sursaut. 
--C'est moi, Krugenstern, fit un accent souabe des plus prononcés. 
--Mon Dusautoy, murmura Caldas; et il ouvrit. 
Il était joliment en colère, le père Krugenstern, ce matin-là. Il voulait de 
l'argent, il attendait son argent depuis dix-neuf mois. 
--Et voilà dix-neuf mois aussi que j'attends ma nomination, s'écria 
Caldas, et je viens seulement de la recevoir; tenez, la voici. Mais elle 
arrive trop tard... quand je n'ai plus d'habits... je vais allumer ma pipe 
avec ce chiffon. 
Krugenstern retint la main de l'insensé. A ce mot de nomination, son 
coeur de tailleur avait battu plus fort. Il avait compris que de ce jour 
Caldas devenait un débiteur sérieux; sa créance allait avoir une base; 
l'employé présente une surface, et l'on peut mettre opposition à ses 
appointements.
Sans mot dire, grave, contenu, M. Krugenstern tira de sa poche son 
mètre et son morceau de craie, et prit mesure à Caldas, qu'il trouva 
sensiblement maigri. 
--Mais...que faites-vous, mon cher ami? dit Caldas inquiet. 
--Che fous vais ein bartessus, ein baldot, ein bandalon et ein chilet; fus 
aurez tut cela temain, temain madin, te ponne heure. 
Et il sortit. 
Caldas, qui avait des sentiments délicats, comprit qu'il était engagé 
d'honneur à prendre le grattoir dans la grande armée de la paperasse. 
C'est ainsi qu'un tailleur allemand détermina la vocation d'un 
administrateur français. 
 
III 
Il était beau, il était frais, il était distingué. 
Ah! M. Krugenstern avait bien fait les choses, mais Caldas l'avait bien 
secondé. 
Il avait des bottines vernies avancées sur son compte de rédaction par le 
rédacteur en chef du _Bilboquet_; il avait un chapeau de soie presque 
tout neuf, résultat intelligent du libre-échange: toute sa vieille défroque 
y avait passé. 
Même il avait des gants violet-tendre; mais ces gants lui coûtaient cher. 
Pour eux il avait vendu à un Porcher du Gros-Caillou ses droits d'auteur 
sur son quart de vaudeville. 
O France! reine du monde civilisé! salue à son aurore un de tes maîtres 
futurs! 
--Monsieur, dit-il en s'inclinant devant un homme en livrée 
marron-clair, j'ai reçu la lettre que voici... 
L'homme en livrée lisait au coin du poêle un article de M. Dréolle. 
A cette voix qui troublait ses délassements intellectuels, il releva la tête; 
son regard, sous ses lunettes, remonta rapidement jusqu'à la 
boutonnière supérieure du beau pardessus de M. Krugenstern, et 
comme il n'y vit pas le plus petit bout de ruban, sans se donner la peine 
de dévisager son interlocuteur, il se replongea dans sa lecture avec un 
flegme imperturbable. 
--Monsieur, recommença Caldas... 
--Là-bas, au fond de la galerie, dit l'homme avec insouciance. 
Au fond de la galerie, Caldas trouva deux autres personnages, toujours
en marron-clair, qui prenaient leur café. 
Jugeant l'occurrence favorable pour glisser sa requête, le nouveau tendit 
à l'un de ces messieurs sa lettre tout ouverte. 
Le moka était réussi, le monsieur de bonne humeur; il invita Caldas à 
s'asseoir sur une banquette, et posant méthodiquement la lettre d'avis 
sous un presse-papier, continua à vaguer sans façon à ses occupations 
gastronomiques. 
Au bout de trois petits quarts d'heure, comme Romain se demandait s'il 
ne ferait pas mieux d'aller rendre à Krugenstern les habits qu'il lui avait 
confiés pour faire fortune, le garçon de bureau qui s'était montré si 
bienveillant pour lui reprit en hochant la tête: 
--Monsieur, le chef du personnel ne reçoit jamais avant deux heures. 
--Diable! dit Caldas, il n'est pas encore midi. 
--Oh! vous pouvez rester, vous ne nous gênez pas... 
On étouffait dans cette galerie, mais il gelait dehors; Caldas resta. 
Cette couple d'heures ne fut pas d'ailleurs inutile à son apprentissage 
administratif. Il avait eu jusqu'alors des idées tout à fait anglaises sur la 
valeur du temps, l'oisiveté si occupée de ces fonctionnaires 
marron-clair fut une révélation pour lui; et concluant de leur fainéantise 
individuelle à la fainéantise universelle de la gent bureaucratique, il 
caressa le doux espoir de mitiger par le commerce des muses, pendant 
les heures réglementaires, l'austère labeur de l'employé. 
Un coup de sonnette retentit; le garçon de bureau, qui s'était endormi 
pendant que Caldas rêvait, se dressa comme mû par un ressort. 
--Monsieur, le chef du personnel est visible, dit-il. 
Et rendant au nouveau sa lettre d'introduction, que celui-ci fourra 
machinalement dans une de ses poches, il poussa une portière 
capitonnée en maroquin vert et l'introduisit dans une vaste pièce 
éclairée par deux fenêtres et coupée vers le milieu par un paravent de 
couleur claire. 
Caldas, qui avait l'instinct de la stratégie, eut l'heureuse    
    
		
	
	
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