toute la 
poésie, en sont du moins une partie essentielle, M. de Banville a été à 
certaines heures un grand poète et a plusieurs fois, comme il le dit 
volontiers, heurté les astres du front.
Il nous offre, dans un siècle pratique et triste, l'exemple extravagant 
d'un homme qui n'a vécu que de mots, comme les divines cigales se 
nourrissent de leur chant. Mais la vertu du Verbe, célébrée par Victor 
Hugo dans une pièce fameuse, est telle que, pour l'avoir adoré, même 
sans grand souci du reste, on peut être grand. Le clown sans passions 
humaines, sans pensées, sans cerveau, évoque des idées de grand art 
rien que par la grâce ineffable des mouvements et par l'envolement sur 
les fronts de la foule: 
Enfin, de son vil échafaud Le clown sauta si haut, si haut, Qu'il creva le 
plafond de toiles Au son du cor et du tambour, Et, le coeur dévoré 
d'amour, Alla rouler dans les étoiles. 
P-S.--J'ai omis à dessein, parmi les «idées» de M. de Banville, celle qui 
lui est venue un jour de mêler la vie et la mythologie grecques à la vie 
moderne (la Malédiction de Cypris). Mais cette idée, c'est surtout dans 
ses Contes qu'il a tenté de la réaliser, et Banville prosateur voudrait 
peut-être une étude à part. 
 
SULLY-PRUDHOMME 
Une tête extraordinairement pensive, des yeux voilés--presque des yeux 
de femme--dont le regard est comme tourné vers le dedans et semble, 
quand il vous arrive, sortir «du songe obscur des livres» ou des limbes 
de la méditation. On devine un homme qu'un continuel repliement sur 
soi, l'habitude envahissante et incurable de la recherche et de l'analyse à 
outrance (et dans les choses qui nous touchent le plus, et où la 
conscience prend le plus d'intérêt) a fait singulièrement doux, indulgent 
et résigné, mais triste à jamais, impropre à l'action extérieure par l'excès 
du travail cérébral, inhabile au repos par le développement douloureux 
de la sensibilité, défiant de la vie pour l'avoir trop méditée. Spe lentus, 
timidus futuri. Il est certain qu'il a plus pâti de sa pensée que de la 
fortune. Il nous dit quelque part que, tout enfant, il perdit son père, et il 
nous parle d'un amour trahi: ce sont misères assez communes et il ne 
paraîtrait pas que sa vie eut été exceptionnellement malheureuse si les 
chagrins n'étaient à la mesure du coeur qui les sent. S'il a pu souffrir
plus qu'un autre de la nécessité de faire un métier pour vivre et du souci 
du lendemain, une aisance subite est venue l'en délivrer d'assez bonne 
heure. Mais cette délivrance n'était point le salut. La pensée solitaire et 
continue le prit alors dans son engrenage. Vint la maladie par 
l'excessive tension de l'esprit; et la nervosité croissante, féconde en 
douleurs intimes; et le tourment de la perfection, qui stérilise. Au reste, 
il aurait le droit de se reposer s'il le pouvait: son oeuvre est dès 
maintenant complète et plus rien ne saurait augmenter l'admiration de 
ses «amis inconnus». 
I 
Je crois que M. Sully-Prudhomme fût devenu ce qu'il est, de quelque 
façon qu'eussent été conduites ses premières études. Pourtant il est bon 
de constater que le poète, qui représente dans ce qu'il a de meilleur 
l'esprit de ce siècle finissant, a reçu une éducation plus scientifique que 
littéraire par la grâce de la fameuse «bifurcation», médiocre système 
pour la masse, mais qui fut bon pour lui parce qu'il avait en lui-même 
de quoi le corriger. Il quitta les lettres, dès la troisième, pour se 
préparer à l'École polytechnique, passa son baccalauréat ès sciences et 
fit une partie des mathématiques spéciales; une ophtalmie assez grave 
interrompit ses études scientifiques. Il revint à la littérature librement, 
la goûta mieux et en reçut des impressions plus personnelles et plus 
profondes, n'ayant pas à rajeunir et à vivifier des admirations imposées 
et n'étant pas gêné par le souvenir de sa rhétorique. Il passa son 
baccalauréat ès lettres pour entrer ensuite à l'École de droit. En même 
temps il se donnait avec passion à l'étude de la philosophie. Sa curiosité 
d'esprit était dès lors universelle. 
Préparé comme il l'était, il ne pouvait débuter par de vagues élégies ni 
par des chansons en l'air: sa première oeuvre fut une série de poèmes 
philosophiques. Je dis sa première oeuvre; car, bien que publiés avec ou 
après les Stances, les Poèmes ont été composés avant. C'est ce que 
notre poète a écrit de plus généreux, de plus confiant, de plus «enlevé». 
Un souffle de jeunesse circule sous la précoce maturité d'une science 
précise et d'une forme souvent parfaite. Dès ce moment il trace son 
programme poétique et l'embrasse avec orgueil, étant dans l'âge des
longs espoirs: 
Vous n'avez pas sondé tout l'océan de l'âme, Ô vous qui prétendez en 
dénombrer les flots... Qui de vous a tâté tous les coins    
    
		
	
	
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