Les compagnons de Jéhu | Page 2

Alexandre Dumas

insoucieusement écrit cette scène, j'eusse traversé le Midi comme une
autre province, j'eusse nommé Avignon comme une autre ville.
Mais aujourd'hui, il n'en est pas de même; j'en suis non plus aux
bourrasques du printemps, mais aux orages de l'été, mais aux tempêtes
de l'automne. Aujourd'hui, quand je nomme Avignon, j’évoque un
spectre, et, de même qu'Antoine, déployant le linceul de César, disait:
«Voici le trou qu'a fait le poignard de Casca, voici celui qu'a fait le
glaive de Cassius, voici celui qu'a fait l'épée de Brutus», je dis, moi, en
voyant le suaire sanglant de la ville papale: «Voilà le sang des
Albigeois; voilà le sang des Cévennois; voilà le sang des républicains;
voilà le sang des royalistes; voilà le sang de Lescuyer; voilà le sang du
maréchal Brune.»
Et je me sens alors pris d'une profonde tristesse, et je me mets à écrire;
mais, dès les premières lignes, je m'aperçois que, sans que je m'en
doutasse, le bureau de l'historien a pris, entre mes doigts, la place de la
plume du romancier.
Eh bien, soyons l'un et l'autre: lecteur, accordez les dix, les quinze, les
vingt premières pages à l'historien; le romancier aura le reste. Disons
donc quelques mots d'Avignon, lieu où va s'ouvrir la première scène du
nouveau livre que nous offrons au public.
Peut-être avant de lire ce que nous en dirons, est-il bon de jeter les yeux
sur ce qu'en dit son historien national, François Nouguier.
«Avignon, dit-il, ville noble pour son antiquité, agréable pour son
assiette, superbe pour ses murailles, riante pour la fertilité du sol,
charmante pour la douceur de ses habitants, magnifique pour son palais,
belle pour ses grandes rues, merveilleuse pour la structure de son pont,
riche par son commerce, et connue par toute la terre.»
Que l'ombre de François Nouguier nous pardonne si nous ne voyons
pas tout à fait sa ville avec les mêmes yeux que lui.
Ceux qui connaissent Avignon diront qui l'a mieux vue de l'historien ou

du romancier.
Il est juste d'établir avant tout qu'Avignon est une ville à part,
c'est-à-dire la ville des passions extrêmes; l'époque des dissensions
religieuses qui ont amené pour elle les haines politiques, remonte au
douzième siècle; les vallées du mont Ventoux abritèrent, après sa fuite
de Lyon, Pierre de Valdo et ses Vaudois, les ancêtres de ces protestants
qui, sous le nom d'Albigeois, coûtèrent aux comtes de Toulouse et
valurent à la papauté les sept châteaux que Raymond VI possédait dans
le Languedoc.
Puissante république gouvernée par des podestats, Avignon refusa de se
soumettre au roi de France. Un matin, Louis VIII -- qui trouvait plus
simple de se croiser contre Avignon, comme avait fait Simon de
Montfort, que pour Jérusalem, comme avait fait Philippe-Auguste -- un
matin, disons-nous, Louis VIII se présenta aux portes d'Avignon,
demandant à y entrer, la lance en arrêt, le casque en tête, les bannières
déployées et les trompettes de guerre sonnant.
Les bourgeois refusèrent; ils offrirent au roi de France, comme dernière
concession, l'entrée pacifique, tête nue, lance haute, et bannière royale
seule déployée. Le roi commença le blocus; ce blocus dura trois mois,
pendant lesquels, dit le chroniqueur, les bourgeois d'Avignon rendirent
aux soldats français flèches pour flèches, blessures pour blessures, mort
pour mort.
La ville capitula enfin. Louis VIII conduisait dans son armée le
cardinal-légat romain de Saint-Ange; ce fut lui qui dicta les conditions,
véritables conditions de prêtre, dures et absolues.
Les Avignonnais furent condamnés à démolir leurs remparts, à combler
leurs fossés, à abattre trois cents tours, à livrer leurs navires, à brûler
leurs engins et leurs machines de guerre. Ils durent, en outre, payer une
contribution énorme, abjurer l'hérésie vaudoise, entretenir en Palestine
trente hommes d'armes parfaitement armés et équipés pour y concourir
à la délivrance du tombeau du Christ. Enfin, pour veiller à
l'accomplissement de ces conditions, dont la bulle existe encore dans
les archives de la ville, il fut fondé une confrérie de pénitents qui,

traversant plus des six siècles, s'est perpétuée jusqu'à nos jours.
En opposition avec ces pénitents, qu'on appelait les pénitents blancs, se
fonda l'ordre des pénitents noirs, tout imprégnés de l'esprit d'opposition
de Raymond de Toulouse.
À partir de ce jour, les haines religieuses devinrent des haines
politiques.
Ce n'était point assez pour Avignon d'être la terre de l'hérésie, il fallait
qu'elle devînt le théâtre du schisme. Qu'on nous permette, à propos de
la Rome française, une courte digression historique; à la rigueur, elle ne
serait point nécessaire au sujet que nous traitons, et peut-être
ferions-nous mieux d'entrer de plein bond dans le drame; mais nous
espérons qu'on nous la pardonnera. Nous écrivons surtout pour ceux
qui, dans un roman, aiment à rencontrer parfois autre chose que du
roman.
En 1285, Philippe le Bel monta sur le trône.
C'est une grande date historique que cette
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