Il y a de l'herbe et de l'eau. Voici de la viande de buffalo; nous avons nos couvertures; que nous faut-il de plus?
--Je suis d'avis de rester ou nous sommes.
--Et moi aussi.
--Et moi aussi.
En un clin d'oeil, les sangles furent debouclees, les selles enlevees, et nos chevaux pantelants se mirent a tondre l'herbe de la prairie, dans le cercle de leurs longes. Un ruisseau cristallin, ce que les Espagnols appellent un _arroyo_, coulait au sud vers l'Arkansas. Sur le bord de ce ruisseau, et pres d'un escarpement de la rive, nous choisimes une place pour notre bivouac. On ramassa du _bois de vache_, on alluma du feu, et bientot des tranches de bosses embrochees sur des batons cracherent leurs jus dans la flamme, en crepitant. Saint-Vrain et moi nous avions heureusement nos gourdes, et comme chacune d'elles contenait une pinte de pur cognac, nous etions en mesure pour souper passablement. Les vieux chasseurs s'etaient munis de leurs pipes et de tabac; mon ami et moi nous avions des cigares, et nous restames assis autour du feu jusqu'a une heure tres-avancee, fumant et pretant l'oreille aux recits terribles des aventures de la montagne. Enfin, la veillee se termina; on raccourcit les longes, on rapprocha les piquets; mes camarades, s'enveloppant dans leurs couvertures, poserent leur tete sur le siege de leurs selles et s'abandonnerent au sommeil.
Il y avait parmi nous un homme du nom de Hibbets, qui, a cause de ses habitudes somnolentes, avait recu le sobriquet de _l'Endormi_. Pour cette raison, on lui assigna le premier tour de garde, regardant les premieres heures de la nuit comme les moins dangereuses, car les Indiens attaquent rarement un camp avant l'heure ou le sommeil est le plus profond, c'est-a-dire un peu avant le point du jour. Hibbets avait gagne son poste, le sommet de l'escarpement, d'ou il pouvait apercevoir toute la prairie environnante. Avant la nuit, j'avais remarque une place charmante sur le bord de l'_arroyo_, a environ deux cents pas de l'endroit ou mes camarades etaient couches. Muni de mon rifle, de mon manteau et de ma couverture, je me dirigeai vers ce point en criant a _l'Endormi_, de m'avertir en cas d'alarme. Le terrain, en pente douce, etait couvert d'un epais tapis d'herbe seche. J'y etendis mon manteau, et enveloppe dans ma couverture, je me couchai, le cigare a la bouche, pour m'endormir en fumant. Il faisait un admirable clair de lune, si brillant, que je pouvais distinguer la couleur des fleurs de la prairie: les euphorbes argentes, les petales d'or du tournesol, les mauves ecarlates qui frangeaient les bords de l'arroyo a mes pieds. Un calme enchanteur regnait dans l'air; le silence etait rompu seulement par les hurlements intermittents du loup de la prairie, le ronflement lointain de mes compagnons, et le _crop-crop_ de nos chevaux tondant l'herbe.
Je demeurai eveille jusqu'a ce que mon cigare en vint a me bruler les levres (nous les fumions jusqu'au bout dans les prairies); puis, je me mis sur le cote, et voyageai bientot dans le pays des songes. A peine avais-je sommeille quelques minutes que j'entendis un bruit etrange, quelque chose d'analogue a un tonnerre lointain ou au mugissement d'une cataracte. Le sol semblait trembler sous moi. Nous allons etre trempes par un orage, --pensai-je, a moitie endormi, mais ayant encore conscience de ce qui se passait autour de moi; je rassemblai les plis de ma couverture et m'endormis de nouveau. Le bruit devint plus fort et plus distinct; il me reveilla tout a fait. Je reconnus le roulement de milliers de sabots frappant la terre, mele aux mugissements de milliers de boeufs! La terre resonnait et tremblait. J'entendis las voix de mes camarades, de Saint-Vrain, et de Gode, ce dernier criant a pleine gorge:
--Sacrrr!... Monsieur, prenez garde! des buffles.
Je vis qu'ils avaient detache les chevaux et les amenaient au bas de l'escarpement. Je me dressai sur mes pieds, me debarrassant de ma couverture. Un effrayant spectacle s'offrit a mes yeux. Aussi loin que ma vue pouvait s'etendre a l'ouest, la prairie semblait en mouvement. Des vagues noires roulaient sur ses contours ondules, comme si quelque volcan eut pousse sa lave a travers la plaine. Des milliers de points brillants etincelaient et disparaissaient sur cette surface mouvante, semblables a des traits de feu. Le sol tremblait, les hommes criaient, les chevaux, roidissant leurs longes, hennissaient avec terreur; mon chien aboyait et hurlait en courant tout autour de moi! Pendant un moment je crus etre le jouet d'un songe. Mais non; la scene etait trop reelle et ne pouvait Passer pour une vision. Je vis la bordure du flot noir a dix yards de moi et s'approchant toujours! Alors, et seulement alors, je reconnus les bosses velues et les prunelles etincelantes des buffalos.
--Grand Dieu! pensai-je, ils vont me passer sur le corps.
Il etait trop

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