Les caractères | Page 2

Jean de la Bruyère
le condamnant; et tels n'approuvent la satire, que lorsque,

commençant à lâcher prise et à s'éloigner de leurs personnes, elle va
mordre quelque autre.
Enfin quelle apparence de pouvoir remplir tous les goûts si différents
des hommes par un seul ouvrage de morale? Les uns cherchent des
définitions, des divisions, des tables, et de la méthode: ils veulent qu'on
leur explique ce que c'est que la vertu en général, et cette vertu en
particulier; quelle différence se trouve entre la valeur, la force et la
magnanimité; les vices extrêmes par le défaut ou par l'excès entre
lesquels chaque vertu se trouve placée, et duquel de ces deux extrêmes
elle emprunte davantage; toute autre doctrine ne leur plaît pas. Les
autres, contents que l'on réduise les moeurs aux passions et que l'on
explique celles-ci par le mouvement du sang, par celui des fibres et des
artères, quittent un auteur de tout le reste.
Il s'en trouve d'un troisième ordre qui, persuadés que toute doctrine des
moeurs doit tendre à les réformer, à discerner les bonnes d'avec les
mauvaises, et à démêler dans les hommes ce qu'il y a de vain, de faible
et de ridicule, d'avec ce qu'ils peuvent avoir de bon, de sain et de
louable, se plaisent infiniment dans la lecture des livres qui, supposant
les principes physiques et moraux rebattus par les anciens et les
modernes, se jettent d'abord dans leur application aux moeurs du temps,
corrigent les hommes les uns par les autres, par ces images de choses
qui leur sont si familières, et dont néanmoins ils ne s'avisaient pas de
tirer leur instruction.
Tel est le traité des Caractères des moeurs que nous a laissé
Théophraste. Il l'a puisé dans les Éthiques et dans les grandes Morales
d'Aristote, dont il fut le disciple. Les excellentes définitions que l'on lit
au commencement de chaque chapitre sont établies sur les idées et sur
les principes de ce grand philosophe, et le fond des caractères qui y
sont décrits est pris de la même source. Il est vrai qu'il se les rend
propres par l'étendue qu'il leur donne, et par la satire ingénieuse qu'il en
tire contre les vices des Grecs, et surtout des Athéniens.
Ce livre ne peut guère passer que pour le commencement d'un plus long
ouvrage que Théophraste avait entrepris. Le projet de ce philosophe,
comme vous le remarquerez dans sa préface, était de traiter de toutes

les vertus et de tous les vices; et comme il assure lui-même dans cet
endroit qu'il commence un si grand dessein à l'âge de
quatre-vingt-dix-neuf ans, il y a apparence qu'une prompte mort
l'empêcha de le conduire à sa perfection. J'avoue que l'opinion
commune a toujours été qu'il avait poussé sa vie au delà de cent ans, et
saint Jérôme, dans une lettre qu'il écrit à Népotien, assure qu'il est mort
à cent sept ans accomplis: de sorte que je ne doute point qu'il n'y ait eu
une ancienne erreur, ou dans les chiffres grecs qui ont servi de règle à
Diogène Laërce, qui ne le fait vivre que quatre-vingt-quinze années, ou
dans les premiers manuscrits qui ont été faits de cet historien, s'il est
vrai d'ailleurs que les quatre-vingt-dix-neuf ans que cet auteur se donne
dans cette préface se lisent également dans quatre manuscrits de la
bibliothèque Palatine, où l'on a aussi trouvé les cinq derniers chapitres
des Caractères de Théophraste qui manquaient aux anciennes
impressions, et où l'on a vu deux titres, l'un: du Goût qu'on a pour les
vicieux, et l'autre: du Gain sordide, qui sont seuls et dénués de leurs
chapitres.
Ainsi cet ouvrage n'est peut-être même qu'un simple fragment, mais
cependant un reste précieux de l'antiquité, et un monument de la
vivacité de l'esprit et du jugement ferme et solide de ce philosophe dans
un âge si avancé. En effet, il a toujours été lu comme un chef-d'oeuvre
dans son genre: il ne se voit rien où le goût attique se fasse mieux
remarquer et où l'élégance grecque éclate davantage; on l'a appelé un
livre d'or. Les savants, faisant attention à la diversité des moeurs qui y
sont traitées et à la manière naïve dont tous les caractères y sont
exprimés, et la comparant d'ailleurs avec celle du poète Ménandre,
disciple de Théophraste, et qui servit ensuite de modèle à Térence,
qu'on a dans nos jours si heureusement imité, ne peuvent s'empêcher de
reconnaître dans ce petit ouvrage la première source de tout le comique:
je dis de celui qui est épuré des pointes, des obscénités, des équivoques,
qui est pris dans la nature, qui fait rire les sages et les vertueux.
Mais peut-être que pour relever le mérite de ce traité des Caractères et
en inspirer la lecture, il ne sera pas inutile de dire quelque chose de
celui de leur auteur. Il était d'Érasme,
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