un dessein que vous me dispenserez d'adorer... Je songe à
ce qu'est la vie de tel ouvrier mineur qui, peinant sous terre douze 
heures par jour, gagne tout juste de quoi ne pas laisser sa femme et ses 
petits mourir de faim; je songe à de plus misérables encore, et je n'ai 
pas le coeur tranquille... Et, quant à cette hiérarchie sociale dont vous 
parlez, j'ignore si elle est l'oeuvre de Dieu, mais je sais qu'elle fut, à 
l'origine, l'oeuvre de la violence des hommes, et cela atténue le respect 
qu'elle m'inspire... Pour la première fois de ma vie, je vous dis toute ma 
pensée, mon père. Vous ne m'en voudrez pas? 
--Nous ne parlons pas la même langue, mon fils. Nous pourrions 
converser longtemps ainsi sans nous comprendre. Cela est singulier. 
Vous avez été un bon fils, vous avez eu une jeunesse sérieuse, je n'ai 
jamais eu de reproche à vous faire, et cependant il y a toujours eu entre 
nous je ne sais quoi qui nous séparait. Ce n'est pas ma faute. Votre 
éducation a été un de mes grands soucis, et je me suis efforcé de former 
en vous, soit par les leçons, soit par l'exemple, une âme royale. Vous 
laissiez faire, vous n'étiez point indocile; mais, chaque jour, je vous 
sentais vous éloigner de moi... 
Le vieillard se tut. Une larme pointait au coin de ses yeux voilés par 
l'âge, trop petite pour couler. Il reprit: 
--Hélas! je me suis longtemps demandé si l'épreuve que vous voulez 
tenter était même permise. Toutefois, tentez-la selon votre conscience, 
puisqu'aussi bien la nécessité nous presse. Je suis sûr du moins de votre 
honnêteté et de votre bonne foi, et je suis persuadé que l'exercice même 
du pouvoir vous défera, à mesure, de vos doutes et de vos chimères. Du 
fond de la retraite où je vais ensevelir mes derniers jours, je prierai 
Dieu qu'il vous éclaire et vous fortifie et qu'il vous ait, vous et mon 
royaume, en sa sainte protection. 
Un attendrissement gagnait Hermann, lui brouillait les yeux, lui faisait 
tortiller fébrilement sa moustache tombante. 
--Mon cher père, dit-il, je crains que, dans cet entretien, ma parole n'ait 
plus d'une fois excédé ma pensée. Je suis si troublé, voyez-vous! Vous 
avez raison: l'action communique la foi, et je compte sur la paix que 
promet l'Évangile aux hommes de bonne volonté.
Et, par un mouvement qui démentait quelques-uns de ses précédents 
propos, Hermann fléchit le genou et dit: 
--Mon père, bénissez-moi... 
 
III 
Hermann, en rentrant chez lui, était mécontent de lui-même. Quel 
sentiment l'avait entraîné à dire à son père des choses que celui-ci ne 
pouvait entendre? Et par quelle faiblesse avait-il renié ensuite, ou peu 
s'en fallait, ce qu'il venait de confesser? 
--Que je suis peu maître de moi! murmura-t-il avec colère. 
Ses yeux s'arrêtèrent sur un vieux tableau accroché au-dessus de sa 
table de travail. C'était le portrait d'un de ses ancêtres, Hermann II, qui 
avait assassiné son frère, dont il se défiait, empoisonné sa première 
femme afin de pouvoir conclure un mariage plus avantageux pour l'État 
et noyé dans le sang une révolte de paysans affamés. Il passait pour un 
grand roi. Les historiens l'excusaient; quelques-uns le glorifiaient: tous 
ses crimes, ne les avait-il pas commis soit pour sauver la couronne, soit 
pour assurer l'unité du royaume? 
C'était, d'ailleurs, un chef-d'oeuvre que ce vieux tableau, achevé et 
embelli par le temps. Du fond, devenu tout noir, ressortait puissamment 
une tête jaune, toute en nez et en mâchoires, avec des yeux durs, d'une 
fixité gênante. La main droite émergeait au premier plan, une main 
terrible, qui serrait le sceptre comme un bâton. 
--Ah! songeait Hermann, si j'avais l'énergie de cette brute pour vouloir 
le contraire de ce qu'elle a voulu! 
Ce portrait de son farouche homonyme, Hermann le gardait là, sous ses 
yeux, comme un memento de tout ce qu'il s'était juré d'éviter, de tout ce 
qui lui faisait le plus d'horreur au monde: orgueil de la domination, 
brutalité, cruauté et dogmatisme, car l'aïeul meurtrier avait été un roi 
croyant et, par piété autant que par politique, un zélé protecteur de
l'Église. 
Comment lui, le dernier venu de la race, pouvait-il différer à ce point, 
non seulement par les goûts et par la culture, mais par tout son être 
intime, de ses violents ancêtres?... 
Sa vie passée lui arrivait, au hasard, par brèves apparitions. D'abord, 
son enfance sans caresses, soumise de bonne heure à une rude 
discipline. Comme il avait pleuré, à huit ans, le jour où on lui avait mis 
l'uniforme d'officier de la garde! Buté dans un entêtement dont il n'eût 
pu dire les raisons, il résistait en sanglotant, comme s'il eût pressenti 
que ce premier uniforme, c'était une «prise d'habit», et pour la vie. Il 
revoyait s'abattre sur lui, ce jour-là, la grande main lourde de    
    
		
	
	
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