l'Autriche, vaillamment menée et où il avait payé 
largement de sa personne, rectifiait à son profit les frontières de 
l'Alfanie. Son peuple l'adorait. Par sa sévère économie et sa scrupuleuse 
application aux affaires, le royaume prospérait. Les ressources 
naturelles du sol étaient, pour la première fois, sérieusement exploitées, 
et l'industrie se développait avec une sorte de soudaineté et dans des 
proportions surprenantes. Mais alors un fait singulier se produisait. 
Dans ce royaume protégé auparavant contre la contagion 
révolutionnaire par sa situation géographique et où l'institution de la 
monarchie absolue s'était jusque-là conservée intacte, la rapidité du 
progrès industriel avait ce résultat inattendu que la question sociale s'y 
trouvait posée avant même la question politique. Désaccoutumés de la 
pauvreté et de la résignation, les ouvriers de la capitale et ceux des 
grandes villes, peu à peu, se désaffectionnaient du roi et le rendaient 
responsable de l'iniquité de leur condition, bien qu'ils lui fussent 
redevables de l'état déjà meilleur qui leur permettait de ressentir plus 
vivement cette iniquité. Des grèves terribles avaient éclaté, que le roi 
avait réprimées rudement, en homme habitué à ne point douter de son 
droit et à ne point trembler devant son devoir... 
Et, ainsi, après un labeur de cinquante ans, il se voyait méconnu de 
ceux pour qui il avait tant travaillé, haï des uns, suspect aux autres, 
respecté encore des nobles et des riches, mais désormais considéré par 
eux comme également incapable, à cause de son grand âge, soit de 
résister au mal par la force, soit d'y porter remède par d'apparentes 
concessions aux «idées nouvelles». Bref, il n'était plus, pour les uns, 
qu'un tyran et, pour les autres, qu'un «vieux». 
C'est cela, plus encore que les infirmités et la maladie, qui l'avait décidé 
à déléguer ses pouvoirs à son fils aîné. Hermann passait pour libéral; la 
foule l'aimait et attendait de lui les «réformes» réclamées. Ce fils, dont 
il ne pouvait s'empêcher d'estimer l'honnêteté et la vertu, avait toujours 
désolé le roi Christian par l'étrangeté de sa conduite et de ses idées, de 
celles du moins qu'il laissait pressentir: taciturne, secret, épris de 
solitude, étranger aux choses militaires, ennemi de tout faste et de tout 
appareil, mélancolique, toujours dans les livres... Nulle pensée 
commune entre lui et sa femme, cette fière princesse Wilhelmine, très
«vieux régime», archiduchesse dans l'âme énergique et sereine et avec 
qui le vieux roi se sentait en conformité de principes et de croyances. Si 
seulement elle avait pu avoir quelque influence sur son mari! Mais, 
depuis longtemps, Hermann, enfermé dans ses rêveries, l'avait 
découragée par sa douceur entêtée et silencieuse. Et c'était à ce fils dont 
il était si peu sûr que le vieillard se voyait contraint de confier le dépôt 
de sa royauté. Ah! le mystérieux et inquiétant dépositaire! 
Trouvait-il, du moins, quelque consolation dans son autre fils? Une 
brute, ce prince Otto: perdu de vices, criblé de dettes, l'hôte et l'obligé 
de tous les barons israélites, à Paris la moitié du temps, un prince de 
boulevard et de restaurants de nuit. 
Quant au prince Renaud, le neveu du roi, orphelin dès l'enfance 
(comme on meurt dans ces vieilles familles royales!) et qui s'était élevé 
tout seul, qu'attendre de ce fou, de ce bohème, qui ne paraissait pas une 
fois par an à la cour, qui vivait de pair à compagnon avec des artistes, 
des poètes et des journalistes et qui affichait publiquement le dédain, ou 
mieux l'ignorance, de sa naissance et de son rang? 
Et c'était là toute la maison royale! Car fallait-il compter le fils 
d'Hermann, le petit prince Wilhelm, un enfant de cinq ans, chétif, 
névropathe déjà, toujours malade et qui, sans doute, ne vivrait pas? 
Pourtant, sa mère était saine et robuste, et son père avait eu une 
jeunesse chaste. Qu'est-ce donc qu'il expiait, cet innocent? La folie 
sanglante de son ancêtre Christian XI ou la folie érotique de sa 
trisaïeule la reine Ortrude? Ou bien payait-il le surmenage physique et 
moral, le labeur surhumain d'une si longue lignée de princes 
administrateurs et soldats, raidis toute leur vie dans une attitude et dans 
un effort ininterrompus et presque tous morts à la tâche? Ou bien 
plusieurs siècles de mariages entre consanguins ou de mariages 
purement politiques, mal assortis et sans amour, n'avaient-ils laissé 
enfin, dans les veines du dernier des Marbourg, qu'un sang corrompu et 
décoloré? 
Pauvre race de rois! A mesure que son sang s'appauvrissait, son âme 
aussi semblait défaillir... Au reste, c'était ainsi dans toute l'Europe: chez 
la plupart des membres des familles régnantes se trahissait une
diminution de la foi et de la vertu royale, une lassitude, un 
désenchantement ou une terreur de régner. Ils semblaient gênés d'être à 
part; on devinait en eux un désir inavoué de revenir à la vie normale, à 
la vie de tout le monde, comme si l'isolement de leur    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
 
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.
	    
	    
