Les Femmes de la Révolution | Page 2

Jules Michelet
cette table où nous sommes deux aujourd'hui et où tu seras seule, élève et fortifie ton coeur. Mets devant toi l'histoire héro?que de nos mères, lis ce qu'elles ont fait et voulu, leurs dévouements suprêmes, leur glorieuse foi de 89, qui, dans une si profonde union, dressa l'autel de l'avenir.
?Age heureux d'actes forts, de grandes souffrances, mais associées, d'union dans la lutte, de communauté dans la mort!... age où les coeurs battirent dans une telle unité d'idée, que l'Amour ne se distingua plus de la Patrie!
?Plus grande aujourd'hui est la lutte, elle embrasse toute nation,--plus profonde, elle atteindra demain la plus intime fibre morale. Ce jour-là, que feras-tu pour moi? Demande à l'histoire de nos mères, à ton coeur, à la foi nouvelle, pour qui celui que tu aimes veut combattre, vivre et mourir.
?Qu'elle soit ferme en moi! et que Dieu dispose... Sa cause est avec moi... La fortune y sera aussi et la félicité, quoi qu'il arrive, si toi, uniquement aimée, tu me restes entière, et si, unie dans mon effort et ne faisant qu'un coeur, tu traverses héro?que cette crise suprême d'où va surgir un monde.?

II
INFLUENCE DES FEMMES AU DIX-HUITIèME SIèCLE.--MATERNITé.
Tout le monde a remarqué la fécondité singulière des années 1768, 1769 et 1770, si riches en enfants de génie, ces années qui produisent les Bonaparte, les Fourier, les Saint-Simon, les Chateaubriand, les de Maistre, les Walter Scott, les Cuvier, les Geoffroy Saint-Hilaire, les Bichat, les Ampère, un incroyable flot d'inventeurs dans les sciences.
Une autre époque, antérieure de dix ans (vers 1760), n'est pas moins étonnante. C'est celle qui donna la génération héro?que qui féconda de son sang le premier sillon de la liberté, celle qui, de ce sang fécond, a fait et doué la Patrie; c'est la Gironde et la Montagne, les Roland et les Robespierre, les Vergniaud et les Danton, les Camille Desmoulins; c'est la génération pure, héro?que et sacrifiée qui forma les armées invincibles de la République, les Kléber et tant d'autres.
La richesse de ces deux moments, ce luxe singulier de forces qui surgissent tout à coup, est-ce un hasard? Selon nous, il n'y a nul hasard en ce monde.
Non, la cause naturelle et très-simple du phénomène, c'est la sève exubérante dont ce moment déborda.
La première date (1760 environ), c'est l'aube de Rousseau, le commencement de son influence, au premier et puissant effet du livre d'émile, la vive émotion des mères qui veulent allaiter et se serrent au berceau de leur enfant.
La seconde date est le triomphe des idées du siècle, non-seulement par la connaissance universelle de Rousseau, mais par la victoire prévue de ses idées dans les lois, par les grands procès de Voltaire, par ses sublimes défenses de Sirven, Calas et la Barre. Les femmes se turent, se recueillirent sous ces émotions puissantes, elles couvèrent le salut à venir. Les enfants à cette heure portent tous un signe au front.
Puissantes générations sorties des hautes pensées d'un amour agrandi, con?ues de la flamme du ciel, nées du moment sacré, trop court, où la femme, à travers la passion, entrevit, adora l'Idée.
Le commencement fut beau. Elles entrèrent dans les pensées nouvelles par celle de l'éducation, par les espérances, les voeux de la maternité, par toutes les questions que l'enfant soulève dès sa naissance en un coeur de femme, que dis-je? dans un coeur de fille, bien longtemps avant l'enfant: ?Ah! qu'il soit heureux, cet enfant! qu'il soit bon et grand! qu'il soit libre!... Sainte liberté antique, qui fis les héros, mon fils vivra-t-il dans ton ombre?...? Voilà les pensées des femmes, et voilà pourquoi dans ces places, dans ces jardins où l'enfant joue sous les yeux de sa mère ou de sa soeur, vous les voyez rêver et lire... Quel est ce livre que la jeune fille, à votre approche, a si vite caché dans son sein? Quelque roman? l'Hélo?se? Non, plut?t les Vies de Plutarque, ou le Contrat social.
La puissance des salons, le charme de la conversation, furent alors, quoi qu'on ait dit, secondaires dans l'influence des femmes. Elles avaient eu ces moyens au siècle de Louis XIV. Ce qu'elles eurent de plus au dix-huitième, et qui les rendit invincibles, fut l'amour enthousiaste, la rêverie solitaire des grandes idées, et la volonté d'être mères, dans toute l'extension et la gravité de ce mot.
Les spirituels commérages de madame Geoffrin, les monologues éloquents de madame de Sta?l, le charme de la société d'Auteuil, de madame Helvétius ou de madame Récamier, n'auraient pas changé le monde, encore moins les femmes scribes, la plume infatigable de madame de Genlis.
Ce qui, dès le milieu du siècle, changea toute la situation, c'est qu'en ces premières lueurs de l'aurore d'une nouvelle foi, au coeur des femmes, au sein des mères, se rencontrèrent deux étincelles: humanité, maternité.
Et de ces deux étincelles, ne nous en étonnons pas, sortit un flot br?lant d'amour et
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