Le petit chose | Page 2

Alphonse Daudet
la casse et les tonnerres; au fond, un tr��s excellent homme, ayant seulement la main leste, le verbe haut et l'imp��rieux besoin de donner le tremblement �� tout ce qui l'entourait. La mauvaise fortune, au lieu de l'abattre, l'exasp��ra. Du soir au matin, ce fut une col��re formidable qui, ne sachant �� qui s'en prendre, s'attaquait �� tout, au soleil, au mistral, �� Jacques, �� la vieille Annou, �� la R��volution, oh! surtout �� la R��volution!... A entendre mon p��re, vous auriez jur�� que cette r��volution de 18--, qui nous avait mis �� mal, ��tait sp��cialement dirig��e contre nous. Aussi, je vous prie de croire que les r��volutionnaires n'��taient pas en odeur de saintet�� dans la maison Eyssette. Dieu sait ce que nous avons dit de ces messieurs dans ce temps-l��.... Encore aujourd'hui, quand le vieux papa Eyssette (que Dieu me le conserve!) sent venir son acc��s de goutte, il s'��tend p��niblement sur sa chaise longue, et nous l'entendons dire: ?Oh! ces r��volutionnaires!...?
A l'��poque dont je vous parle, M. Eyssette n'avait pas la goutte, et la douleur de se voir ruin�� en avait fait un homme terrible que personne ne pouvait approcher. Il fallut le saigner deux fois en quinze jours. Autour de lui, chacun se taisait; on avait peur. A table, nous demandions du pain �� voix basse. On n'osait pas m��me pleurer devant lui. Aussi, d��s qu'il avait tourn�� les talons, ce n'��tait qu'un sanglot, d'un bout de la maison �� l'autre; ma m��re, la vieille Annou, mon fr��re Jacques et aussi mon grand fr��re l'abb��, lorsqu'il venait nous voir, tout le monde s'y mettait. Ma m��re, cela se con?oit, pleurait de voir M. Eyssette malheureux; l'abb�� et la vieille Annou pleuraient de voir pleurer Mme Eyssette; quant �� Jacques, trop jeune encore pour comprendre nos malheurs--il avait �� peine deux ans de plus que moi,--il pleurait par besoin, pour le plaisir.
Un singulier enfant que mon fr��re Jacques; en voil�� un qui avait le don des larmes! D'aussi loin qu'il me souvienne, je le vois les yeux rouges et la joue ruisselante. Le soir, le matin, de jour, de nuit, en classe, �� la maison, en promenade, il pleurait sans cesse, il pleurait partout. Quand on lui disait: ?Qu'as-tu?? il r��pondait en sanglotant: ?Je n'ai rien.? Et, le plus curieux, c'est qu'il n'avait rien. Il pleurait comme on se mouche, plus souvent, voil�� tout. Quelquefois M. Eyssette, exasp��r��, disait �� ma m��re: ?Cet enfant est ridicule, regardez-le... c'est un fleuve.? A quoi Mme Eyssette r��pondait de sa voix douce: ?Que veux-tu, mon ami? cela passera en grandissant; �� son age, j'��tais comme lui.? En attendant, Jacques grandissait; il grandissait beaucoup m��me, et cela ne lui passait pas. Tout au contraire, la singuli��re aptitude qu'avait cet ��trange gar?on �� r��pandre sans raison des averses de larmes allait chaque jour en augmentant. Aussi la d��solation de nos parents lui fut une grande fortune.... C'est pour le coup qu'il s'en donna de sangloter �� son aise, des journ��es enti��res, sans que personne v?nt lui dire: ?Qu'as-tu??
En somme, pour Jacques comme pour moi, notre ruine avait son joli c?t��.
Pour ma part, j'��tais tr��s heureux. On ne s'occupait plus de moi. J'en profitais pour jouer tout le jour avec Rouget parmi les ateliers d��serts, o�� nos pas sonnaient comme dans une ��glise, et les grandes cours abandonn��es, que l'herbe envahissait d��j��. Ce jeune Rouget, fils du concierge Colombe, ��tait un gros gar?on d'une douzaine d'ann��es, fort comme un boeuf, d��vou�� comme un chien, b��te comme une oie et remarquable surtout par une chevelure rouge, �� laquelle il devait son surnom de Rouget. Seulement, je vais vous dire: Rouget, pour moi, n'��tait pas Rouget. Il ��tait tour �� tour mon fid��le Vendredi, une tribu de sauvages, un ��quipage r��volt��, tout ce qu'on voulait. Moi-m��me, en ce temps-l��, je ne m'appelais pas Daniel Eyssette: j'��tais cet homme singulier, v��tu de peaux de b��tes, dont on venait de me donner les aventures, master Cruso�� lui-m��me. Douce folie! Le soir, apr��s souper, je relisais mon Robinson, je l'apprenais par coeur; le jour, je le jouais, je le jouais avec rage, et tout ce qui m'entourait, je l'enr?lais dans ma com��die. La fabrique n'��tait plus la fabrique; c'��tait mon ?le d��serte, oh! bien d��serte. Les bassins jouaient le r?le d'Oc��an. Le jardin faisait une for��t vierge. Il y avait dans les platanes un tas de cigales qui ��taient de la pi��ce et qui ne le savaient pas.
Rouget, lui non plus, ne se doutait gu��re de l'importance de son r?le. Si on lui avait demand�� ce que c'��tait que Robinson, on l'aurait bien embarrass��; pourtant je dois dire qu'il tenait son emploi avec la plus grande conviction, et que, pour imiter le rugissement des sauvages, il n'y en avait pas comme lui. O�� avait-il appris? Je l'ignore. Toujours est-il
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