Le parfum des îles Borromées | Page 2

René Boylesve
cheveux blonds... Mais le bateau s'ébranle à grand bruit de roues; il semble que l'on quitte un lieu de féerie; les regards demeurent fixés sur l'ombre magique des arbres dont les fenêtres lumineuses se rétrécissent jusqu'à former de petits points scintillants que l'on peut confondre déjà avec les étoiles naissantes.
Les cloches du soir commen?aient à tinter; d'une rive à l'autre, elles se passaient gracieusement leurs jolies notes heureuses. La clochette du bateau, à l'annonce des stations, couvrait parfois ce concert lointain d'un rythme plus alerte qu'accentuait la voix du matelot prêt à jeter le cable d'abordage. Rien n'est émouvant, dans la nuit, comme l'éclat soudain de ces syllabes sonores évoquant des endroits renommés par leur beauté. Un Italien fin et joli comme un Praxitèle, et à qui souriaient toutes les filles en cheveux assises à l'avant, lan?a, d'un timbre admirable, le nom d'Isola Bella. Et on e?t dit qu'il avait la conscience de la merveille de marbre, de fleurs, de fruits et de soleil, dont il évoquait l'image, avec une sorte d'impudeur triomphante, dans l'esprit de tous ces voyageurs en quête de volupté. ?Isola Bella! Isola Bella!? répéta-t-il, faisant frissonner quelques-uns d'un vague et large désir.
Cependant, au lieu de s'efforcer, comme la plupart de ses compagnons de voyage, à découvrir dans l'ombre l'échelonnement imposant des terrasses d'Isola Bella, Gabriel Dompierre demeurait attaché à la figure de la ?Sirène?, et semblait épier un mouvement qui lui f?t distinguer plus nettement ses traits. Lorsque la cloche annon?a la station de Stresa, où il descendait avec son ami, il eut la satisfaction de voir la jeune femme se lever et donner des ordres à la domestique au sujet des bagages. Stresa n'ayant qu'un grand h?tel, à moins que la ?Sirène? ne f?t logée dans quelque villa particulière, il avait donc chance de pouvoir la retrouver et exercer à nouveau la curiosité qu'elle lui avait inspirée dès le premier aspect.
Dans le tumulte du débarquement, il la vit un instant debout sous la lumière crue d'un bec de gaz. Il ne put ma?triser un vif mouvement, et poussa du c?té de son compagnon cette exclamation na?ve:
--C'est elle!
L'Anglais, que les questions de personnalité ne touchaient point, ne manifesta même pas d'un signe qu'il prenait part à l'émotion subite du jeune homme. Cette femme lui avait paru belle, et il l'avait divinisée aussit?t dans son esprit: il n'e?t pas fait un pas pour savoir son nom.
Mais Gabriel, sans douter un seul instant que quelqu'un p?t être insensible à la découverte qui le remuait si profondément, empoignait le bras de Dante-Léonard-William, et le renseignait avec une abondance superflue:
--Hein? Qu'est-ce que vous dites de cela? Est-ce assez fort? Qui est-ce qui e?t prévu que ce serait vous qui viendriez me faire descendre de ma passerelle pour me montrer la femme dont je ne cesse de vous parler depuis quelques semaines que j'ai l'avantage de vous conna?tre?... Vous ne le croyez pas? Je vous affirme que c'est elle, je l'ai parfaitement reconnue: telle que je l'ai vue là tout à l'heure, je la revois encore, il y a un an, debout contre la balustrade des jardins du Pincio, les yeux tournés vers le D?me de Saint-Pierre, sans para?tre rien voir cependant, le regard suspendu au-dessus de Rome, hors du monde, comme il arrive si souvent aux femmes lorsqu'elles écoutent de la musique. Je l'ai vue là, trois matins de suite,--?a je vous l'ai dit déjà vingt fois, tant pis!...--Le second matin je montais au Pincio pour le plaisir de la voir; le troisième matin c'était déjà pour souffrir de sa vue, car elle avait fait sur moi une impression extraordinaire, ineffa?able...
--Je reprends moi-même la suite, dit l'Anglais, sans perdre un pouce de sa gravité imperturbable... Les deux premiers jours, elle paraissait attendre quelqu'un, et vous tremblez déjà par l'appréhension de conna?tre l'homme qui avait le bonheur d'être le mari ou l'amant de cette femme; mais elle quittait toute seule les jardins, au moment où sonnait midi à la villa Médicis. Le troisième jour, comme vous vous prépariez à la suivre afin de savoir au moins qui elle était, vous étiez cloué sur place par l'arrivée de l'heureux mortel attendu. Il avait une silhouette séduisante, c'est tout ce que vous aviez pu observer de sa personne, car l'inconnue s'était hatée de le rejoindre dès qu'elle l'avait aper?u au tournant d'une allée...
--Vous vous moquez de moi!
--Non pas! Je veux vous prouver seulement que je me suis acquitté convenablement du r?le que vous étiez en droit d'exiger de moi, en qualité de compagnon de voyage: je vous ai écouté. N'aviez-vous pas, en retour, accordé la même attention complaisante à mille dissertations de ma part qui ne vous touchaient pas plus en réalité que ne le faisait à moi la confidence de vos amours? Le premier besoin de l'homme, peut-être avant le boire et
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