Le neveu de Rameau | Page 2

Denis Diderot
vit au jour la journée. Triste ou gai, selon les
circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est de
savoir où il dînera; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène
aussi son inquiétude. Ou il regagne, à pied, un petit grenier qu'il habite,
à moins que l'hôtesse ennuyée d'attendre son loyer, ne lui en ait
redemandé la clef; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il
attend le jour, entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n'a
pas six sols dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit
à un fiacre de ses amis, soit au cocher d'un grand seigneur qui lui donne
un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin, il a encore une
partie de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, il

arpente toute la nuit, le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec
le jour, à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain
quelquefois pour le reste de la semaine. Je n'estime pas ces originaux-là.
D'autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils
m'arrêtent une fois l'an, quand je les rencontre, parce que leur caractère
tranche avec celui des autres, et qu'ils rompent cette fastidieuse
uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos
bienséances d'usage ont introduite. S'il en paraît un dans une
compagnie; c'est un grain de levain qui fermente qui restitue à chacun
une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite; il fait
approuver ou blâmer; il fait sortir la vérité; il fait connaître les gens de
bien; il démasque les coquins; c'est alors que l'homme de bon sens
écoute, et démêle son monde. Je connaissais celui-ci de longue main. Il
fréquentait dans une maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il
y avait une fille unique. Il jurait au père et à la mère qu'il épouserait
leur fille. Ceux-ci haussaient les épaules, lui riaient au nez; lui disaient
qu'il était fou, et je vis le moment que la chose était faite. Il
m'empruntait quelques écus que je lui donnais. Il s'était introduit, je ne
sais comment, dans quelques maisons honnêtes, où il avait son couvert,
mais à la condition qu'il ne parlerait pas, sans en avoir obtenu la
permission. Il se taisait, et mangeait de rage. Il était excellent à voir
dans cette contrainte. S'il lui prenait envie de manquer au traité, et qu'il
ouvrit la bouche; au premier mot, tous les convives s'écriaient, ô
Rameau! Alors la fureur étincelait dans ses yeux, et il se remettait à
manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de savoir le nom de
l'homme, et vous le savez. C'est le neveu de ce musicien célèbre qui
nous a délivrés du plain-chant de Lulli que nous psalmodions depuis
plus de cent ans; qui a tant écrit de visions inintelligibles et de vérités
apocalyptiques sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne
n'entendit jamais rien, et de qui nous avons un certain nombre d'opéras
où il y a de l'harmonie, des bouts de chants, des idées décousues, du
fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures,
des victoires à perte d'haleine; des airs de danse qui dureront
éternellement, et qui, après avoir enterré le Florentin sera enterré par les
virtuoses italiens, ce qu'il pressentait et le rendait sombre, triste,
hargneux; car personne n'a autant d'humeur, pas même une jolie femme
qui se lève avec un bouton sur le nez, qu'un auteur menacé de survivre

à sa réputation; témoins Marivaux et Crébillon le fils.
Il m'aborde... Ah, ah, vous voilà, monsieur le philosophe, et que
faites-vous ici parmi ce tas de fainéants? Est-ce que vous perdez aussi
votre temps à pousser le bois? C'est ainsi qu'on appelle par mépris jouer
aux échecs ou aux dames.
MOI. -- Non, mais quand je n'ai rien de mieux à faire, je m'amuse à
regarder un instant, ceux qui le poussent bien.
LUI. -- En ce cas, vous vous amusez rarement; excepté Légal et
Philidor, le reste n'y entend rien.
MOI. -- Et monsieur de Bissy donc?
LUI. -- Celui-là est en joueur d'échecs, ce que mademoiselle Clairon est
en acteur. Ils savent de ces jeux, l'un et l'autre, tout ce qu'on en peut
apprendre.
MOI. -- Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu'aux
hommes sublimes.
LUI. -- Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en
musique, et autres fadaises comme cela. A quoi bon la médiocrité dans
ces genres.
MOI. -- A peu de chose, j'en conviens. Mais c'est qu'il faut qu'il y ait un
grand nombre d'hommes qui s'y appliquent, pour faire sortir l'homme
de génie. Il est un dans
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