tunique blanche qui laissait à l'air, sous des dentelles jaunies, ses beaux 
bras de vieille femme, les bras, cette beauté qui meurt la dernière. 
--Regarde mes kuchlen, mignonne, s'ils sont réussis cette fois... Ah! 
pardon, je n'avais pas vu que tu avais du monde... Tiens! Mais c'est M. 
Paul... Ça va bien, monsieur Paul?... Goûtez donc un de mes gâteaux...
Et l'aimable vieille, à qui ses atours semblaient prêter une vivacité 
extraordinaire, s'avançait en sautillant, son assiette en équilibre au bout 
de ses doigts de poupée. 
«Laisse-le donc, lui dit Félicia tranquillement... Tu lui en offriras à 
dîner. 
--A dîner?» 
La danseuse fut si stupéfaite qu'elle manqua renverser sa jolie pâtisserie, 
soufflée, légère et excellente comme elle. 
«Mais oui, je le garde à dîner avec nous... Oh! je vous en prie, 
ajouta-t-elle avec une insistance particulière en voyant le mouvement 
de refus du jeune homme, je vous en prie, ne me dites pas non... C'est 
un service véritable que vous me rendez en restant ce soir... Voyons, je 
n'ai pas hésité tout à l'heure, moi...» 
Elle lui avait pris la main; et vraiment, l'on sentait une étrange 
disproportion entre sa demande et le ton suppliant, anxieux, dont elle 
était faite. Paul se défendit encore. Il n'était pas habillé... Comment 
voulait-elle?... Un dîner où elle avait du monde... 
«Mon dîner?... Mais je le décommande... Voilà comme je suis... Nous 
serons seuls, tous les trois, avec Constance. 
--Mais, Félicia, mon enfant, tu n'y songes pas... Eh bien! Et le... l'autre 
qui va venir tout à l'heure. 
--Je vais lui écrire de rester chez lui, parbleu! 
--Malheureuse, il est trop tard... 
--Pas du tout. Six heures sonnent. Le dîner était pour sept heures et 
demie... Tu vas vite lui faire porter ça.» 
Elle écrivait, en hâte, sur un coin de table. 
«Quelle étrange fille, mon Dieu, mon Dieu!... murmurait la danseuse
tout ahurie, pendant que Félicia, ravie, transfigurée, fermait 
joyeusement sa lettre. 
--Voilà mon excuse faite... La migraine n'a pas été inventée pour 
Kadour...» 
Puis, la lettre partie: 
«Oh! que je suis contente; la bonne soirée que nous allons passer... 
Embrasse-moi donc, Constance... Cela ne nous empêchera pas de faire 
honneur à tes Kuchlen, et nous aurons le plaisir de te voir dans une jolie 
toilette qui te donne l'air plus jeune que moi.» 
Il n'en fallait pas tant pour faire pardonner par la danseuse ce nouveau 
caprice de son cher démon et le crime de lèse-majesté auquel on venait 
de l'associer. En user si cavalièrement avec un pareil personnage! il n'y 
avait qu'elle au monde, il n'y avait qu'elle... Quant à Paul de Géry, il 
n'essayait plus de résister, repris de cet enlacement dont il avait pu se 
croire dégagé par l'absence et qui, dès le seuil de l'atelier, comprimait 
sa volonté, le livrait lié et vaincu au sentiment qu'il était bien résolu à 
combattre. 
* * * * * 
Évidemment le dîner, un vrai dîner de gourmandise, surveillé par 
l'Autrichienne dans ses moindres détails, avait été préparé pour un 
invité de grande volée. Depuis le haut chandelier kabyle à sept 
branches de bois sculpté qui rayonnait sur la nappe couverte de 
broderies, jusqu'aux aiguières à long col enserrant les vins dans des 
formes bizarres et exquises, l'appareil somptueux du service, la 
recherche des mets aiguisés d'une pointe d'étrangeté révélaient 
l'importance du convive attendu, le soin qu'on avait mis à lui plaire. On 
était bien chez un artiste. Peu d'argenterie, mais de superbes faïences, 
beaucoup d'ensemble, sans le moindre assortiment. Le vieux Rouen, le 
Sèvres rose, les cristaux hollandais montés de vieux étains ouvrés se 
rencontraient sur cette table comme sur un dressoir d'objets rares 
rassemblés par un connaisseur pour le seul contentement de son goût. 
Un peu de désordre par exemple, dans ce ménage monté au hasard de la
trouvaille. Le merveilleux huilier n'avait plus de bouchons. La salière 
ébréchée débordait sur la nappe, et à chaque instant: «Tiens! Qu'est 
devenu le moutardier?... Qu'est-ce qu'il est arrivée cette fourchette?» 
Cela gênait un peu de Géry pour la jeune maîtresse de maison qui, elle, 
n'en prenait aucun souci. 
Mais quelque chose mettait Paul plus mal à l'aise encore, c'était la 
préoccupation de savoir quel hôte privilégié il remplaçait à cette table, 
que l'on pouvait traiter à la fois avec tant de magnificence et un 
sans-façon si complet. Malgré tout, il le sentait présent, offensant pour 
sa dignité personnelle, ce convive décommandé. Il avait beau vouloir 
l'oublier; tout le lui rappelait, jusqu'à la parure de la bonne fée assise en 
face de lui et qui gardait encore quelques-uns des grands airs dont elle 
s'était d'avance munie pour la circonstance solennelle. Cette pensée le 
troublait, lui gâtait la joie d'être là. 
En revanche, comme il arrive dans tous les duos où les unissons sont 
très rares, jamais il n'avait vu Félicia si affectueuse, de si joyeuse 
humeur.    
    
		
	
	
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