Le magasin dantiquités, Tome I | Page 2

Charles Dickens
que je ne sois à la campagne, je ne sors guère
qu'après le soleil couché, bien que, grâce au ciel, j'aime autant que toute
autre créature vivante ses rayons et la douce gaieté dont ils animent la
terre.
Cette habitude, je l'ai insensiblement contractée; d'abord, parce qu'elle
est favorable à mon infirmité[2], et ensuite parce qu'elle me fournit le
meilleur moyen d'établir mes observations sur le caractère et les
occupations des gens qui remplissent les rues. L'éblouissement de
l'heure de midi, le va-et-vient confus qui règne alors, conviendraient

mal à des investigations paresseuses comme les miennes: à la clarté
d'un réverbère, ou par l'ouverture d'une boutique, je saisis un trait des
figures qui passent devant moi, et cela sert mieux mon dessein que de
les contempler en pleine lumière: pour dire vrai, la nuit est plus
favorable à cet égard que le jour, qui, trop fréquemment, détruit, sans
souci ni cérémonie, un château bâti en l'air, au moment où on va
l'achever.
N'est-ce pas un miracle que les habitants des rues étroites puissent
supporter ces allées et venues continuelles, ce mouvement qui n'a
jamais de halte, cet incessant frottement de pieds sur les dures pierres
du pavé qui finissent par en devenir polies et luisantes! Songez à un
pauvre malade, sur une place telle que Saint-Martin's Court, écoutant le
bruit des pas, et, au sein de sa peine et de sa souffrance, obligé, malgré
lui, comme si c'était une tâche qu'il dût remplir, de distinguer le pas
d'un enfant de celui d'un homme, le mendiant en savates de l'élégant,
bien botté, le flâneur de l'affairé, la démarche pesante du pauvre paria
qui erre à l'aventure, de l'allure rapide de l'homme qui court à la
recherche du plaisir; songez au bourdonnement, au tumulte dont les
sens du malade sont constamment accablés; songez à ce courant de vie
sans aucun temps d'arrêt, et qui va, va, va, tombant à travers ses rêves
troublés, comme s'il était condamné à se voir couché mort, mais ayant
conscience de son état, dans un cimetière bruyant, sans pouvoir espérer
de repos pour les siècles à venir!
Ainsi, quand la foule passe et repasse sans cesse sur les ponts, du moins
sur ceux qui sont libres de tout droit de péage, dans les belles soirées,
les uns s'arrêtent à regarder nonchalamment couler l'eau avec l'idée
vague qu'elle coulera tout à l'heure entre de verts rivages qui
s'élargiront de plus en plus, jusqu'à ce qu'ils se confondent avec la mer;
les autres se soulagent du poids de leurs lourds fardeaux et pensent, en
regardant par-dessus le parapet, que vivre, c'est fumer et goûter un
plein farniente, et que le comble du bonheur consiste à dormir au soleil
sur un morceau de voile goudronnée, au fond d'une barque étroite et
immobile, d'autres, enfin, et c'est une classe toute différente, déposent
là des fardeaux bien autrement lourds, se rappelant avoir entendu dire,
ou avoir quelque part lu dans le passé, que se noyer n'est pas une mort

cruelle, mais, de tous les moyens de suicide, le plus facile et le
meilleur.
Le matin aussi, soit au printemps, soit dans l'été, il faut voir
Covent-Garden-Market, lorsque le doux parfum des fleurs embaume
l'air, effaçant jusqu'aux vapeurs malsaines des désordres de la nuit
précédente, et rendant à moitié folle de joie la grive au sombre plumage,
dont la cage avait été suspendue, durant toute la nuit, à une fenêtre du
grenier. Pauvre oiseau! le seul être du voisinage, peut-être, qui
s'intéresse par sa nature au sort des autres petits captifs étalés là déjà, le
long du chemin; les uns évitant les mains brûlantes des amateurs avinés
qui les marchandent; les autres s'étouffant en se serrant, en se
blottissant contre leurs compagnons d'esclavage, attendant que quelque
chaland plus sobre et plus humain réclame pour eux quelques gouttes
d'eau fraîche qui puissent étancher leur soif et rafraîchir leur
plumage[3]! Cependant quelque vieux clerc, qui passe par là pour aller
à son bureau, se demande, en jetant les yeux sur les tourterelles,
qu'est-ce donc qui lui fait rêver bois, prairies et campagnes.
Mais je n'ai pas ici pour objet de m'étendre au long sur mes promenades.
L'histoire que je vais raconter tire son origine d'une de ces
pérégrinations, dont j'ai été amené à parler d'abord en guise de préface.
Une nuit, je m'étais mis à rôder dans la Cité. Je marchais lentement,
selon ma coutume, méditant sur une foule de sujets. Soudain, je fus
arrêté par une question dont je ne saisis pas bien la portée, quoiqu'elle
semblât cependant m'être adressée: la voix qui l'avait prononcée était
pleine d'une douceur charmante qui me frappa le plus agréablement du
monde. Je m'empressai de me retourner et aperçus, à la hauteur de mon
coude, une jolie petite fille qui me priait de lui indiquer une certaine rue
située à
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