Le livre des masques | Page 2

Remy de Gourmont
se dressa donc pas contre les
oeuvres (à moins que contre les basses oeuvres) du naturalisme, mais
contre sa théorie ou plutôt contre sa prétention; revenant aux nécessités
antérieures, éternelles, de l'art, les révoltés crurent affirmer des vérités
nouvelles, et même surprenantes, en professant leur volonté de
réintégrer l'idée dans la littérature; ils ne faisaient que rallumer le
flambeau; ils allumèrent aussi, tout autour, beaucoup de petites
chandelles.
Une vérité nouvelle, il y en a une, pourtant, qui est entrée récemment
dans la littérature et dans l'art, c'est une vérité toute métaphysique et
toute d'a priori (en apparence), toute jeune, puisqu'elle n'a qu'un siècle
et vraiment neuve, puisqu'elle n'avait pas encore servi dans l'ordre
esthétique. Cette vérité, évangélique et merveilleuse, libératrice et
rénovatrice, c'est le principe de l'idéalité du monde. Par rapport à
l'homme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extérieur au moi,
n'existe que selon l'idée qu'il s'en fait. Nous ne connaissons que des
phénomènes, nous ne raisonnons que sur des apparences; toute vérité
en soi nous échappe; l'essence est inattaquable. C'est ce que
Schopenhauer a vulgarisé sous cette formule si simple et si claire: Le
monde est ma représentation. Je ne vois pas ce qui est; ce qui est, c'est
ce que je vois. Autant d'hommes pensants, autant de mondes divers et
peut-être différents. Cette doctrine, que Kant laissa en chemin pour se
jeter au secours de la morale naufragée, est si belle et si souple qu'on la
transpose sans en froisser la libre logique de la théorie à la pratique,
même la plus exigeante, principe universel d'émancipation de tout
homme capable de comprendre. Elle n'a pas révolutionné que
l'esthétique, mais ici il n'est question que d'esthétique.
On donne encore dans des manuels une définition du beau; on va plus
loin: on donne les formules par quoi un artiste arrive à l'expression du
beau. Il y a des instituts où l'on enseigne ces formules, qui ne sont que
la moyenne et le résumé d'idées ou d'appréciations antérieures. En
esthétique, les théories étant généralement obscures, on leur adjoint
l'exemple, l'idéal parangon, le modèle à suivre. En ces instituts (et le
monde civilisé n'est qu'un vaste Institut) toute nouveauté est tenue pour
blasphématoire, et toute affirmation personnelle devient un acte de

démence. M. Nordau, qui a lu, avec une patience bizarre, toute la
littérature contemporaine, propagea cette idée vilainement destructrice
de tout individualisme intellectuel que le «non conformisme» est le
crime capital pour un écrivain. Nous différons violemment d'avis. Le
crime capital pour un écrivain c'est le conformisme, l'imitativité, la
soumission aux règles et aux enseignements. L'oeuvre d'un écrivain
doit être non seulement le reflet, mais le reflet grossi de sa personnalité.
La seule excuse qu'un homme ait d'écrire, c'est de s'écrire lui-même, de
dévoiler aux autres la sorte de monde qui se mire en son miroir
individuel; sa seule excuse est d'être original; il doit dire des choses non
encore dites et les dire en une forme non encore formulée. Il doit se
créer sa propre esthétique,--et nous devrons admettre autant
d'esthétiques qu'il y a d'esprits originaux et les juger d'après ce qu'elles
sont et non d'après ce qu'elles ne sont pas. Admettons donc que le
symbolisme, c'est, même excessive, même intempestive, même
prétentieuse, l'expression de l'individualisme dans l'art.
Cette définition, trop simple, mais claire, nous suffira provisoirement.
Au cours des suivants portraits, ou plus tard, nous aurons sans doute
l'occasion de la compléter; son principe servira encore à nous guider, en
nous incitant à rechercher, non pas ce que devraient faire, selon de
terribles règles, selon de tyranniques traditions, les écrivains nouveaux,
mais ce qu'ils ont voulu faire. L'esthétique est devenue, elle aussi, un
talent personnel; nul n'a le droit d'en imposer aux autres une toute faite.
On ne peut comparer un artiste qu'à lui-même, mais il y a profit et
justice à noter des dissemblances: nous tâcherons de marquer, non en
quoi les «nouveaux venus» se ressemblent, mais en quoi ils diffèrent,
c'est-à-dire en quoi ils existent, car être existant, c'est être différent.
Ceci n'est pas écrit pour prétendre qu'il n'y a pas entre la plupart d'entre
eux d'évidentes similitudes de pensée et de technique, fait inévitable,
mais tellement inévitable qu'il est sans intérêt. On n'insinue pas
davantage que cette floraison est spontanée; avant la fleur, il y a la
graine, elle-même tombée d'une fleur; ces jeunes gens ont des pères et
des maîtres: Baudelaire, Villiers de l'Isle-Adam, Verlaine, Mallarmé, et
d'autres. Ils les aiment morts ou vivants, ils les lisent, ils les écoutent.
Quelle sottise de croire que nous dédaignons ceux d'hier! Qui donc a

une cour plus admirative et plus affectueuse que Stéphane Mallarmé?
Et Villiers est-il oublié? Et Verlaine délaissé?
Maintenant, il faut prévenir que l'ordre de ces portraits, sans être tout à
fait arbitraire, n'implique aucune classification de palmarès, il y a
même,
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