de pitié contre nos 
analyses et déductions, qu'elles déclaraient des niaiseries (à cause que 
nous avons l'habitude de remonter jusqu'à un principe évident) et 
inconvenantes (parce que nous rivalisons de sincérité froide). 
Ah! ces homards de digestion si lente, dont nous souffrîmes, Simon et 
moi, durant les longues après-midi de soleil, en face de l'Océan qui fait 
mal aux yeux! Ah! ce thé dont nous abusâmes par engouement! 
* * * * *
Un soir, au casino, nous rencontrâmes cinq camarades qui avaient bien 
dîné et qui riaient comme de grossiers enfants. Ils se réjouissaient à 
citer le nom familial de tel commerçant de la localité, et patoisaient à la 
jersiaise. Ils invitèrent le capitaine du bâtiment de Granville-Jersey à 
boire de l'alcool, puis ils parlèrent de la territoriale. 
Ils furent cordiaux; nos femmes leur plurent; Simon n'ouvrit pas la 
bouche. Moi, par urbanité, je tâchais de rire à chaque fois qu'ils riaient. 
Avant de nous coucher, mon ami et moi, seuls sur le petit chemin, près 
de la plage où se reflétait l'immense fenêtre brutalement éclairée de 
notre salon, dans la vaste rumeur des flots noirs, nous goûtâmes une 
réelle satisfaction à épiloguer sur la vulgarité des gens, ou du moins sur 
notre impuissance à les supporter. 
«O moi, disions-nous l'un et l'autre, Moi, cher enfant que je crée chaque 
jour, pardonne-nous ces fréquentations misérables dont nous ne savons 
t'épargner l'énervement.» 
* * * * * 
A déjeuner, le lendemain, Simon, qui est très dépensier, mais que les 
gaspillages d'autrui désobligent, fit remarquer à son amie qu'elle 
mangeait gloutonnement. Déjà le même défaut de tenue m'avait choqué 
chez ma maîtresse, et je pris texte de l'occasion pour faire une courte 
morale. Elles s'emportèrent, et tous deux, par des clignements d'yeux, 
nous nous signalions leur grossièreté. 
* * * * * 
Vers deux heures, tandis qu'elles allaient dans les magasins, une voiture 
nous conduisit jusqu'à la baie de Saint-Ouen. 
Nous eûmes d'abord la sensation joyeuse de voir, pour la première fois, 
cette plage étroite et furieuse, et nous nous assîmes auprès de l'écume 
des lames brisées. Puis une tasse de thé nous raffermit l'estomac. Nous 
étions bien servis, par un temps tiède, sur la façade nette d'un hôtel très 
neuf, parmi cinq ou six groupes élégants et modérés. Je surveillais le
visage de Simon; à la troisième gorgée je vis sa gravité se détendre. 
Moi-même je me sentais dispos. 
--N'est-ce pas, lui dis-je, la première minute agréable que nous trouvons 
à Jersey? Il n'était pourtant pas difficile de nous organiser ainsi. Quoi 
en effet? un joli temps (c'est la saison), de l'inconnu (le monde en est 
plein), une tasse de thé qui encourage notre cerveau (1 fr. 50). 
--Tu oublies, me dit-il, deux autres plaisirs: l'analyse que nous fîmes, 
hier soir, de notre ennui, et l'éclair de ce matin, à table, quand nous 
nous sommes surpris à souffrir, l'un et l'autre, de l'impudeur de leurs 
appétits. 
--Arrête! m'écriai-je, car j'entrevois une piste de pensée. 
Et, riant de la joie d'avoir un thème à méditer, nous courûmes nous 
installer sur un rocher en face de l'Océan salé. Au bout d'une heure, 
nous avions abouti aux principes suivants, que je copiai le soir même 
avant de m'endormir: 
* * * * * 
PREMIER PRINCIPE: Nous ne sommes jamais si heureux que dans 
l'exaltation. 
DEUXIÈME PRINCIPE: Ce qui augmente beaucoup le plaisir de 
l'exaltation, c'est de l'analyser. 
La plus faible sensation atteint à nous fournir une joie considérable, si 
nous en exposons le détail à quelqu'un qui nous comprend à demi-mot. 
Et les émotions humiliantes elles-mêmes, ainsi transformées en matière 
de pensée, peuvent devenir voluptueuses. 
CONSÉQUENCE: Il faut sentir le plus possible en analysant le plus 
possible. 
Je remarque que, pour analyser avec conscience et avec joie mes 
sensations, il me faut à l'ordinaire un compagnon.
* * * * * 
Je me rappelle les détails et toute la physionomie de cette longue 
séance que nous fîmes, couchés dans la brise purifiante et virile de 
l'Océan. Nos intelligences étaient lucides, tonifiées par le bel air, 
soutenues par le thé. J'ajouterai même que Simon s'éloigna un instant 
sous les roches fraîches, ce dont je le félicitai, en l'enviant, car la 
nourriture et l'air des plages entravaient fort la régularité de nos 
digestions, où nous nous montrâmes toujours capricieux. 
* * * * * 
Le même soir, vers onze heures, réunis auprès de nos femmes dans le 
petit salon de notre frêle villa, je disais à Simon, avec la franchise un 
peu choquante des heures de nuit: 
--Je t'avouerai que souvent je songeai à entrer en religion pour avoir 
une vie tracée et aucune responsabilité de moi sur moi. Enfermé dans 
ma cellule, résigné à l'irréparable, je cultiverais et pousserais au 
paroxysme certains dons d'enthousiasme et d'amertume que je possède 
et qui sont mes délices. Je fus détourné    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.