c'est qu'elle laisse inintelligibles, 
pour qui ne les partage pas, les sentiments qu'elle décrit. Expliquer que 
tel caractère exceptionnel d'un personnage fut préparé par les habitudes 
de ses ancêtres et par les excitations du milieu où il réagit, c'est le pont 
aux ânes de la psychologie, et c'est par là que les lecteurs les moins 
préparés parviennent à pénétrer dans les domaines très particuliers où 
les invite leur auteur. Si un bon psychologue en effet ne nous faisait le 
pont par quelque commentaire, que comprendrions-nous à tel livre, 
_l'Imitation_, par exemple, dont nous ne partageons ni les ardeurs ni les 
lassitudes? Encore la cellule d'un pieux moine n'est-elle pas, pour les 
lecteurs nés catholiques, le lieu le plus secret du monde: le moins 
mystique de nous croit avoir des lueurs sur les sentiments qu'elle 
comporte; mais la vie et les sentiments d'un pur lettré, orgueilleux, 
raffiné et désarmé, jeté à vingt ans dans la rude concurrence parisienne,
comment un honnête homme en aurait-il quelque lueur? Et comment, 
pour tout dire, un Anglais, un Norvégien, un Russe se pourront-ils 
reconnaître dans le livre que voici, où j'ai tenté la monographie des cinq 
ou six années d'apprentissage d'un jeune Français intellectuel? 
On le voit, je ne me dissimule pas les difficultés de la méthode que j'ai 
adoptée. Cette obscurité qu'on me reprocha durant quelques années 
n'est nullement embarras de style, insuffisance de l'idée, c'est manque 
d'explications psychologiques. Mais quand j'écrivais, tout mené par 
mon émotion, je ne savais que déterminer et décrire les conditions des 
phénomènes qui se passaient en moi. Comment les eussé-je expliqués? 
Et d'ailleurs, s'il y faut des commentaires, ne peuvent-ils être fournis 
par les articles de journaux, par la conversation? Il m'est bien permis de 
noter qu'on n'est plus arrêté aujourd'hui par ce qu'on déclarait 
incompréhensible à l'apparition de ces volumes. Enfin ce livre,--et voici 
le fond de ma pensée,--je n'y mêlai aucune part didactique, parce que, 
dans mon esprit, je le recommande uniquement à ceux qui goûtent la 
sincérité sans plus et qui se passionnent pour les crises de l'âme, 
fussent-elles d'ailleurs singulières. 
Ces idéologies, au reste, sont exprimées avec une émotion 
communicative; ceux qui partagent le vieux goût français pour les 
dissertations psychiques trouveront là un intérêt dramatique. J'ai fait de 
l'idéologie passionnée. On a vu le roman historique, le roman des 
moeurs parisiennes; pourquoi une génération dégoûtée de beaucoup de 
choses, de tout peut-être, hors de jouer avec des idées, n'essayerait-elle 
pas le roman de la métaphysique? 
Voici des mémoires spirituels, des éjaculations aussi, comme ces livres 
de discussions scolastiques que coupent d'ardentes prières. 
Ces monographies présentent un triple intérêt: 
1° Elles proposent à plusieurs les formules précises de sentiments qu'ils 
éprouvent eux aussi, mais dont ils ne prennent à eux seuls qu'une 
conscience imparfaite;
2° Elles sont un renseignement sur un type de jeune homme déjà 
fréquent et qui, je le pressens, va devenir plus nombreux encore parmi 
ceux qui sont aujourd'hui au lycée. Ces livres, s'ils ne sont pas trop 
délayés et trop forcés par les imitateurs, seront consultés dans la suite 
comme documents; 
3° Mais voici un troisième point qui fait l'objet de ma sollicitude toute 
spéciale: ces monographies sont un enseignement. Quel que soit le 
danger d'avouer des buts trop hauts, je laisserais le lecteur s'égarer 
infiniment si je ne l'avouais. Jamais je ne me suis soustrait à l'ambition 
qu'a exprimée un poète étranger: «_Toute grande poésie est un 
enseignement, je veux que l'on me considère comme un maître ou 
rien._» 
Et, par là, j'appelle la discussion sur la théorie qui remplit ces volumes, 
sur le culte du Moi. J'aurai ensuite à m'expliquer de mon Scepticisme, 
comme ils disent. 
* * * * * 
I--CULTE DU MOI 
a.--JUSTIFICATION DU CULTE DU MOI 
M'étant proposé de mettre en roman la conception que peuvent se faire 
de l'univers les gens de notre époque décidés à penser par eux-mêmes 
et non pas à répéter des formules prises au cabinet de lecture, j'ai cru 
devoir commencer par une étude du Moi. Mes raisons, je les ai 
exposées dans une conférence de décembre 1890, au théâtre 
d'application, et quoique cette dissertation n'ait pas été publiée, il me 
paraît superflu de la reprendre ici dans son détail. Notre morale, notre 
religion, notre sentiment des nationalités sont choses écroulées, 
constatais-je, auxquelles nous ne pouvons emprunter de règles de vie, 
et, en attendant que nos maîtres nous aient refait des certitudes, il 
convient que nous nous en tenions à la seule réalité, au Moi. C'est la 
conclusion du premier chapitre (assez insuffisant, d'ailleurs) de _Sous 
l'oeil des Barbares_.
On pourra dire que cette affirmation n'a rien de bien fécond, vu qu'on la 
trouve partout. A cela, s'il faut répondre, je réponds qu'une idée prend 
toute son importance et sa signification de l'ordre où nous la plaçons 
dans l'appareil de notre logique. Et    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
 
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.
	    
	    
