Le culte du moi 1 | Page 2

Maurice Barrès
c'est qu'elle laisse inintelligibles,
pour qui ne les partage pas, les sentiments qu'elle décrit. Expliquer que
tel caractère exceptionnel d'un personnage fut préparé par les habitudes
de ses ancêtres et par les excitations du milieu où il réagit, c'est le pont
aux ânes de la psychologie, et c'est par là que les lecteurs les moins
préparés parviennent à pénétrer dans les domaines très particuliers où
les invite leur auteur. Si un bon psychologue en effet ne nous faisait le
pont par quelque commentaire, que comprendrions-nous à tel livre,
_l'Imitation_, par exemple, dont nous ne partageons ni les ardeurs ni les
lassitudes? Encore la cellule d'un pieux moine n'est-elle pas, pour les
lecteurs nés catholiques, le lieu le plus secret du monde: le moins
mystique de nous croit avoir des lueurs sur les sentiments qu'elle
comporte; mais la vie et les sentiments d'un pur lettré, orgueilleux,
raffiné et désarmé, jeté à vingt ans dans la rude concurrence parisienne,

comment un honnête homme en aurait-il quelque lueur? Et comment,
pour tout dire, un Anglais, un Norvégien, un Russe se pourront-ils
reconnaître dans le livre que voici, où j'ai tenté la monographie des cinq
ou six années d'apprentissage d'un jeune Français intellectuel?
On le voit, je ne me dissimule pas les difficultés de la méthode que j'ai
adoptée. Cette obscurité qu'on me reprocha durant quelques années
n'est nullement embarras de style, insuffisance de l'idée, c'est manque
d'explications psychologiques. Mais quand j'écrivais, tout mené par
mon émotion, je ne savais que déterminer et décrire les conditions des
phénomènes qui se passaient en moi. Comment les eussé-je expliqués?
Et d'ailleurs, s'il y faut des commentaires, ne peuvent-ils être fournis
par les articles de journaux, par la conversation? Il m'est bien permis de
noter qu'on n'est plus arrêté aujourd'hui par ce qu'on déclarait
incompréhensible à l'apparition de ces volumes. Enfin ce livre,--et voici
le fond de ma pensée,--je n'y mêlai aucune part didactique, parce que,
dans mon esprit, je le recommande uniquement à ceux qui goûtent la
sincérité sans plus et qui se passionnent pour les crises de l'âme,
fussent-elles d'ailleurs singulières.
Ces idéologies, au reste, sont exprimées avec une émotion
communicative; ceux qui partagent le vieux goût français pour les
dissertations psychiques trouveront là un intérêt dramatique. J'ai fait de
l'idéologie passionnée. On a vu le roman historique, le roman des
moeurs parisiennes; pourquoi une génération dégoûtée de beaucoup de
choses, de tout peut-être, hors de jouer avec des idées, n'essayerait-elle
pas le roman de la métaphysique?
Voici des mémoires spirituels, des éjaculations aussi, comme ces livres
de discussions scolastiques que coupent d'ardentes prières.
Ces monographies présentent un triple intérêt:
1° Elles proposent à plusieurs les formules précises de sentiments qu'ils
éprouvent eux aussi, mais dont ils ne prennent à eux seuls qu'une
conscience imparfaite;

2° Elles sont un renseignement sur un type de jeune homme déjà
fréquent et qui, je le pressens, va devenir plus nombreux encore parmi
ceux qui sont aujourd'hui au lycée. Ces livres, s'ils ne sont pas trop
délayés et trop forcés par les imitateurs, seront consultés dans la suite
comme documents;
3° Mais voici un troisième point qui fait l'objet de ma sollicitude toute
spéciale: ces monographies sont un enseignement. Quel que soit le
danger d'avouer des buts trop hauts, je laisserais le lecteur s'égarer
infiniment si je ne l'avouais. Jamais je ne me suis soustrait à l'ambition
qu'a exprimée un poète étranger: «_Toute grande poésie est un
enseignement, je veux que l'on me considère comme un maître ou
rien._»
Et, par là, j'appelle la discussion sur la théorie qui remplit ces volumes,
sur le culte du Moi. J'aurai ensuite à m'expliquer de mon Scepticisme,
comme ils disent.
* * * * *
I--CULTE DU MOI
a.--JUSTIFICATION DU CULTE DU MOI
M'étant proposé de mettre en roman la conception que peuvent se faire
de l'univers les gens de notre époque décidés à penser par eux-mêmes
et non pas à répéter des formules prises au cabinet de lecture, j'ai cru
devoir commencer par une étude du Moi. Mes raisons, je les ai
exposées dans une conférence de décembre 1890, au théâtre
d'application, et quoique cette dissertation n'ait pas été publiée, il me
paraît superflu de la reprendre ici dans son détail. Notre morale, notre
religion, notre sentiment des nationalités sont choses écroulées,
constatais-je, auxquelles nous ne pouvons emprunter de règles de vie,
et, en attendant que nos maîtres nous aient refait des certitudes, il
convient que nous nous en tenions à la seule réalité, au Moi. C'est la
conclusion du premier chapitre (assez insuffisant, d'ailleurs) de _Sous
l'oeil des Barbares_.

On pourra dire que cette affirmation n'a rien de bien fécond, vu qu'on la
trouve partout. A cela, s'il faut répondre, je réponds qu'une idée prend
toute son importance et sa signification de l'ordre où nous la plaçons
dans l'appareil de notre logique. Et
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