de 
devenir des hommes. J'étais arrivé au but le premier; je ne dépendais 
plus que de mon courage et de mon intelligence. Mon frère dépendait 
de sa fortune et de ses habitudes; je n'eusse pas changé son sort contre 
le mien. 
Depuis quelques années, je ne voyais plus ma mère que rarement. Je lui 
écrivais à d'assez longs intervalles. Il m'en coûtait de l'appeler, 
conformément à ses prescriptions, ma bonne protectrice. Ses lettres ne 
me causaient qu'une joie mélancolique, car elles ne contenaient guère 
que des questions de détail matériel et des offres d'argent relativement à 
mon travail. «Il me semble, écrivait-elle, qu'il y a quelque temps que 
vous ne m'avez rien demandé, et je vous supplie de ne point faire de 
dettes, puisque ma bourse est toujours à votre disposition. Traitez-moi 
toujours en ceci comme votre véritable amie.» 
Cela était bon et généreux, sans doute, mais cela me blessait chaque 
fois davantage. Elle ne remarquait pas que, depuis plusieurs années, je 
ne lui coûtais plus rien, tout en ne faisant point de dettes. Quand je l'eus 
perdue, ce que je regrettai le plus, ce fut l'espérance que j'avais 
vaguement nourrie qu'elle m'aimerait un jour; ce qui me fit verser des 
larmes, ce fut la pensée que j'aurais pu l'aimer passionnément, si elle 
l'eût bien voulu. Enfin, je pleurais de ne pouvoir pleurer vraiment ma 
mère. 
Tout ce que je viens de raconter n'a aucun rapport avec l'épisode de ma 
vie que je vais retracer. Il ne se trouvera aucun lien entre le souvenir de 
ma première jeunesse et les aventures qui en ont rempli la seconde 
période. J'aurais donc pu me dispenser de cette exposition; mais il m'a
semblé pourtant qu'elle était nécessaire. Un narrateur est un être passif 
qui ennuie quand il ne rapporte pas les faits qui le touchent à sa propre 
individualité bien constatée. J'ai toujours détesté les histoires qui 
procèdent par je, et si je ne raconte pas la mienne à la troisième 
personne, c'est que je me sens capable de rendre compte de moi-même, 
et d'être, sinon le héros principal, du moins un personnage actif dans les 
événements dont j'évoque le souvenir. 
J'intitule ce petit drame du nom d'un lieu où ma vie s'est révélée et 
dénouée. Mon nom, à moi, c'est-à-dire le nom qu'on m'a choisi en 
naissant, est Adorno Salentini. Je ne sais pas pourquoi je ne me serais 
pas appelé Soavi, comme mon père. Peut-être que ce n'était pas non 
plus son nom. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il mourut sans savoir que 
j'existais. Ma mère, aussi vite épouvantée qu'éprise, lui avait caché les 
conséquences de leur liaison pour pouvoir la rompre plus entièrement. 
Pour toutes les causes qui précèdent, me voyant et me sentant 
doublement orphelin dans la vie, j'étais tout accoutumé à ne compter 
que sur moi-même. Je pris des habitudes de discrétion et de réserve en 
raison des instincts de courage et de fierté que je cultivais en moi avec 
soin. 
Deux ans après la mort de ma mère, c'est-à-dire à vingt-sept ans, j'étais 
déjà fort et libre au gré de mon ambition, car je gagnais un peu d'argent, 
et j'avais très-peu de besoins; j'arrivais à une certaine réputation sans 
avoir eu trop de protecteurs, à un certain talent sans trop craindre ni 
rechercher les conseils de personne, à une certaine satisfaction 
intérieure, car je me trouvais sur la route d'un progrès assuré, et je 
voyais assez clair dans mon avenir d'artiste. Tout ce qui me manquait 
encore, je le sentais couver en silence dans mon sein, et j'en attendais 
l'éclosion avec une joie secrète qui me soutenait, et une apparence de 
calme qui m'empêchait d'avoir des ennemis. Personne encore ne 
pressentait en moi un rival bien terrible; moi, je ne me sentais pas de 
rivaux funestes. Aucune gloire officielle ne me faisait peur. Je souriais 
intérieurement de voir des hommes, plus inquiets et plus pressés que 
moi, s'enivrer d'un succès précaire. Doux et facile à vivre, je pouvais 
constater en moi une force de patience dont je savais bien être
incapables les natures violentes, emportées autour de moi comme des 
feuilles par le vent d'orage. Enfin j'offrais à l'oeil de celui qui voit tout, 
ce que je cachais au regard dangereux et trouble des hommes: le 
contraste d'un tempérament paisible avec une imagination vive et une 
volonté prompte. 
A vingt-sept ans, je n'avais pas encore aimé, et certes ce n'était pas 
faute d'amour dans le sang et dans la tête; mais mon coeur ne s'était 
jamais donné. Je le reconnaissais si bien, que je rougissais d'un plaisir 
comme d'une faiblesse, et que je me reprochais presque ce qu'un autre 
eût appelé ses bonnes fortunes. Pourquoi mon coeur se refusait-il à 
partager l'enivrement de ma jeunesse? Je l'ignore. Il n'est point 
d'homme qui puisse se définir au point    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
 
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.
	    
	    
