venue de Paris à Milan pour voir frire des soles dans la cour d'un
hôtel.... J'en mourrai!
--Oh! Attendez quelques jours encore avant de vous détruire,
voulez-vous? Et choisissez vite votre lit! lui répond Avertie.
--Hum, dans une étable pareille, que m'importe le choix d'une litière!
Et elle s'approprie le plus confortable.
Elles avaient déjà commencé à ranger leurs menus objets, lorsque
Avertie jeta un regard circulaire, se demandant pourquoi la chambre lui
paraissait si exiguë. Partout Floche avait marqué sa présence,
éparpillant sur tous les meubles éponges, chapeaux, brosses et
couvertures.
--Activez donc, chère amie, disait Floche dans sa hâte de sortir, tout
cela c'est du temps perdu, du temps précieux, du temps qui nous coûte
deux francs neuf centimes l'heure. J'en ai fait le calcul.
Vite, elles se donnèrent le petit retapage, grain de poudre, rouge aux
lèvres, coup de brosse; et, dans leur crasse de voyage, pimpantes
comme aux Champs-Elysées, elles descendirent le grand escalier du
sympathique Hôtel de la Ville.
Le Peintre les attendait déjà; il leur avait retenu un fiacre et improvisé
un «circulaire» de la première heure.
Dès la sortie de l'étroit et populeux Corso Emmanuel, le Dôme se
dressa devant elles.
--Cachez-moi ça! Cachez-moi ça! hurla Floche en agitant--classique
geste de l'horreur--les mains devant ses yeux.
Elle savait qu'il était de bon ton de dénigrer l'oeuvre moderne. Avertie,
au contraire, sans parti pris, regarda; l'ensemble lui parut beau, malgré
quelques détails choquants, et la place, un joli plateau pour ce gâteau de
noces.
Par les rues dédaignées, ils allèrent voir quelques vieilles maisons aux
loggias de pierres dentelées et découpées en guipure, puis quelques
églises où, pour les prochaines fêtes, pendaient aux piliers de grandes
draperies de damas rouge. Les nefs en prenaient des allures intimes
d'alcôve dans une lueur pourprée douce et tiède.
--J'ai faim, dit Floche tout à coup.
--Parfait, dit le Peintre.--Cocher, Café Baldi!
Avertie s'y crut à Vienne (Autriche): mêmes élégances un peu
tapageuses de province riche; aucun de ces raffinements des Colombins
et autres tea-rooms parisiens. Sur les tables de marbre sombre
s'accoudaient des femmes empanachées d'autruche et de paradis.
Floche, aux yeux d'enfant plus grands que le ventre, commanda une
orgie de thé, de glaces, de gâteaux.... Mais, une fois repue, elle trembla,
puis pâlit. N'avait-elle pas oublié ses deux principes: économie et
sobriété?
Ce fut le Peintre qui paya: deux francs vingt.
--Vous dites 2 fr. 20 pour nous tous! 2 fr. 20? Il s'est trompé, le brave
homme! C'est impossible... c'est de la folie! On n'a jamais mangé 12
gâteaux, 3 glaces, 2 thés, de la bière pour 2 fr. 20! Mes amis, je suis
parfaitement heureuse! Notre voyage ne nous coûtera pas un sou!
Ils se levèrent sur un «Allons, en route!» d'Avertie.
--Oui, oui, en route et un peu vite, reprit Floche. Il faut digérer tout cela,
maintenant.
Et le Peintre dit au cocher:--«Hôtel Modrone.»
Le long du naviglio sordide, où baignait le derrière des maisons, les
pampres d'avril pénétraient le désordre des arrière-offices et balançaient
leurs longs serpents verts sur les oripeaux éclatants des lessives
suspendues. Plus loin, Avertie, dépassant ces choses du regard, s'écria
saisie:
--Ah! que c'est beau, Peintre! Qu'est-ce donc que ce balcon? Serait-ce
déjà l'hôtel Modrone?
Sur le petit canal, une rampe de forte pierre avançait en rinceaux
compliqués et un peu lourds. Entre de gros arbres pleureurs, les têtes
renaissance et les arabesques sculptées se couronnaient de pousses
tendres. Deux amours siégaient, en motif médian, sur des coussins de
marbre. Ils embrassaient des cornes d'abondance aux fruits croûlants et
dont ils inclinaient légèrement la chute au-dessus de leurs têtes
bouclées. Sur la terrasse, un jet d'eau oublié animait la solitude. Le fond
se perdait dans un décor à doubles rangées de colonnes sveltes et
claires, où les plantes folles et les rosiers exaspérés s'écrasaient contre
la pierre. Les volets mi-fermés emprisonnaient des vitraux jaunes et
bleus que le soleil piquait ardemment.
La vie s'était arrêtée à l'hôtel Modrone depuis l'époque luxueuse. Et les
deux vieux arbres qui assombrissaient la terrasse de leur masse
pleureuse témoignaient seuls de la fidélité du printemps aux deux
amours assis sur leur coussin de marbre.
Les Pèlerines étaient pénétrées. Elles refusèrent de «s'éparpiller» en
d'autres plaisirs--même d'art--et rentrèrent à l'hôtel.
Le soir on s'en fut dîner au Gambrinus. Là, les trois amis retombèrent
dans le brouhaha bourdonnant du restaurant universel: dames
viennoises sur estrade dominant les consommés et les macaronis.
Ceinturées de rose fané, l'air absent, fardées, ces filles tristes jouaient
Coppelia.
Ils mangèrent à l'italienne. Sur le menu, soupe à la Corneille, ravioli,
macaroni, rizotto et poletto.
--Que le beurre est donc bon ici! s'écria Floche, qui en faisait fondre un
petit morceau dans la chaleur de ses coins de lèvres; notre cher
Rumpelmeyer a tant hésité à venir habiter Paris, parce qu'il ne

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.