Le Roman Historique a lEpoque Romantique - Essai sur lInfluence de Walter Scott | Page 3

Louis Maigron
principales raisons de cet engouement.]
[Note 4: Les romans de Cassandre, d'_Artamène_ et de _Clélie_ en ont 10 chacun; _Cléopatre_ en a 12, 48 livres et 4153 pages.]
Si le roman historique n'est pas l'histoire, il n'en est pas moins vrai que les destinées de l'un sont intimement liées à celles de l'autre et que des progrès ou de l'intelligence de celle-ci dépendent les mérites ou les défauts de celui-là. Or, quelle idée se fait-on de l'histoire au XVIIe et au XVIIIe siècle? On conna?t, il est vrai, avec assez d'exactitude les faits et les successions de faits de quelques époques. On sait, par exemple, que Cyrus fut un grand roi, que Néron incendia une partie de Rome, que Richard Coeur-de-Lion fut retenu prisonnier en Autriche à son retour de Palestine et qu'il y eut sous Charles VII une héro?ne du nom de Jeanne d'Arc. Mais quelles étaient les moeurs de ces époques, leur fa?on de sentir et de penser, leur ame enfin,--ce qui est justement la seule matière possible du roman historique,--c'est ce qu'il semble difficile d'avoir ignoré d'une ignorance plus profonde. Vous pouvez parcourir Mézeray, pour ne citer que l'historien le plus estimé du XVIIe siècle, et le seul précisément que l'école descriptive des Chateaubriand et des Augustin Thierry ait un peu épargné: vous ne rencontrerez aucun de ces traits pénétrants qui révèlent chez les hommes des temps passés des ames différentes des n?tres. Certaines de ses descriptions ne manquent pourtant pas d'exactitude. Il parle, dans son Histoire de France avant Clovis, de framées et de francisques; il montre ces guerriers primitifs chassant ?aux Elans, aux Wisens et aux Urochs?, dans une phrase dont il semble que le rythme n'ait pas échappé à Chateaubriand. Mais, sans compter que l'_Avant-Clovis_ est de 1682 et par conséquent postérieur aux romans de Mlle de Scudéry et de La Calprenède, ce commencement de vérité pittoresque s'arrête à l'extérieur. Le dedans, l'ame, reste toujours hors de ses prises. Il ne vient même pas à la pensée de l'historien de se demander si ces dehors barbares peuvent cacher autre chose qu'une ame de barbare. Il n'y avait cependant qu'un pas à faire: on ne mit guère qu'un siècle et demi à le franchir.
En attendant, avec une insouciance et une sécurité vraiment admirables, on fait subir aux moeurs des temps passés le travestissement le plus ridicule. Encore s'il s'était contenté de les ignorer! Mais le siècle, avec une complaisance visible, les fa?onne à son image et à sa ressemblance. Par un scrupule dont on ne saurait trop le louer, Mézeray, dans sa _Galerie des rois de France,_ a fait laisser en blanc les médaillons de ?Faramond? (qu'il appelle aussi ?Waramond?), de Clodion, de Mérovée et de Childéric. Mais il écrit sans sourciller que Childéric était ?d'humeur amoureuse et d'agréable entretien parmi les Dames?; et au-dessous du portrait d'Hilmetrude, femme de Charlemagne, il laissera graver:
Ce visage charmant, dont l'extrême beauté Vainquit un Roy vainqueur des plus superbes Testes, Fait assez voir qu'Amour, par qui tout est dompté, Sur les conquerans mesme establit ses conquestes.
étonnez-vous après cela que les romanciers se soient fait le moindre scrupule de donner ?L'air et l'esprit fran?ais à l'antique Italie?; que, malgré leurs noms, Alexandre et Cyrus, Brutus et Constance jargonnent à l'envi en d'interminables conversations de métaphysique sentimentale, comme des habitués des Samedis de Mlle de Scudéry; que Solon, Socrate, Jules César, Bussy d'Amboise, Alcibiade et tous les autres n'expédient et ne re?oivent que billets galants, ne tiennent que doucereux et fades propos; que les Croisades ne soient envisagées que par rapport aux amours d'un Théophile ou d'une Sophie; qu'une Jeanne d'Arc soit obligée de ?décourager? un Baudricourt qui la poursuit de ses déclarations:
Dormez, adorable Bergère, Fermez ces yeux qui causent tous mes maux. Je ne veux point troubler leur tranquile repos, Et tout plein de désirs sans être téméraire, Un seul de vos regards, un seul mot moins sévère, Récompenseront mes travaux;
que l'unique souci enfin de ?Faramond? soit de fléchir la rigueur de la cruelle Rosemonde! Et demandez-vous d'ailleurs où ce pauvre La Calprenède aurait bien pu prendre la couleur locale de son _Faramond!_
à les entendre tous cependant, et qu'ils aient nom Scudéry, La Calprenède, Mlle de Villandon ou MMmes de Genlis et Simons-Candeille, les scrupules du plus exact historien n'égaleraient point leurs scrupules; ils n'avancent rien qu'ils ne soient capables de soutenir des preuves les plus authentiques; batailles et traités de paix, expéditions et négociations diplomatiques, depuis les événements les plus importants jusqu'aux faits les plus minimes, tout a été discuté, contr?lé, vérifié; tout a été puisé aux bonnes sources; tout est historique, comme ils disent. Il faut se défier de leurs préfaces, de leurs postfaces, et de toutes leurs notes explicatives et justificatives. N'est-il donc pas assez visible que, de vraisemblance et de fidélité, il ne saurait être question? que,
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