rouge et bouffi, son air naïf 
ou bête, et surtout ses grandes mains et ses membres robustes et trapus, 
indiquaient qu'il avait quitté les travaux des champs pour courir 
également après la fortune. 
Son premier pas ne fut cependant point heureux. Dans sa crainte que le 
canot ne partît sans lui, il sauta avec une précipitation aveugle sur le 
bord du léger esquif et culbuta dans l'eau la tête la première. 
Un matelot le saisit par les cheveux; un second, aidé de Jean, le tira 
dans la barque, au milieu des éclats de rire et des applaudissements des 
bourgeois réunis sur le quai. 
Le paysan regarda autour de lui avec embarras, se frotta la tête, rejeta 
une gorgée d'eau et murmura tout stupéfait: 
--Camarades, il y a, pardieu! trop de sel dans la soupe! Vous n'aviez 
pas besoin non plus d'arracher la moitié de mes cheveux: je nage 
comme une anguille... 
Mais, comme le canot bondit tout à coup sous la vive impulsion des 
rames, Donat Kwik tomba en arrière sur un banc et se cramponna avec 
frayeur au bord de l'embarcation. 
Cet incident avait à peine détourné du quai l'attention de Victor. 
Pendant que la barque s'éloignait avec rapidité du rivage, il tenait le 
regard dirigé vers l'endroit où sa mère et Lucie lui faisaient toutes
sortes de gestes encourageants, comme si elles eussent cru, les âmes 
aimantes, qu'il était encore plus malheureux qu'elles. 
Jean était debout sur un banc. Il jeta à son père et à son frère un dernier 
adieu retentissant, agita son chapeau et poussa un hourra triomphant 
qu'on entendit jusque près des maisons du quai. 
Ces cris de joie firent un singulier effet sur Donat Kwik. Il sauta debout, 
s'élança au cou du joyeux jeune homme et le pressa dans ses bras avec 
tant de force, que Jean sentit l'eau mouiller sa poitrine. Il éloigna avec 
une sorte de colère le grossier compagnon de voyage, et s'écria: 
--Ah ça! mon gaillard, êtes-vous fou ou gris? 
--Je crois, en effet, que j'ai un petit coup dans le cerveau, répondit 
l'autre. Il y a de la bonne bière à Anvers, de la forte bière... 
--Ne voyez-vous pas que vous me mouillez et que vous abîmez mes 
vêtements? 
--Pardieu! j'avais oublié le bain froid! Bah! camarade, nous pourrons 
acheter là-bas autant d'habits que nous voudrons. De l'or par brouettes! 
--De quel pays êtes-vous? A votre langage, on dirait que vous venez de 
Malines? demanda Jean. 
--Vous l'avez presque deviné. Je suis Donat Kwik, un fils de paysan de 
Natten-Haesdonck, au delà de Rupelmonde, dans le petit Brabant, dit 
l'autre en bredouillant très-vite. Ma tante est morte; j'ai hérité, mais pas 
assez, à mon goût. Je vais chercher de l'or. A mon retour, je me marie 
avec Hélène, la fille du notaire, ou avec Trine, la fille du bourgmestre, 
ou avec la demoiselle du château. Je ramasserai tant d'or, tant, tant, que 
je pourrai acheter tout le village! 
Jean se retourna, en haussant les épaules, vers son ami Victor, qui 
répondait encore par signes au tendre adieu qu'on lui envoyait du quai, 
et il le plaisanta sur la visible émotion de Lucie et sur sa profonde 
affection pour lui.
Donat vint interrompre la conversation. Il montra aux deux amis un 
morceau de papier imprimé: 
--Camarades, voyez un peu ceci... dit-il. 
--Vous devenez ennuyeux avec vos camarades! murmura Jean d'un ton 
courroucé. 
--Eh bien, je dirai, messieurs, puisque vous le voulez absolument, 
quoique je ne sois pas pauvre non plus. Allons, ne faisons pas tant de 
Compliments; vous devriez me dire, messieurs, ce que je tiens ici en 
main. 
--C'est un billet de banque anglais de cinq livres, mon ami, répondit 
Victor. 
--Oui, mais en francs? 
--Quelque chose de plus que cent vingt-cinq francs. 
--J'avais peur, pardieu! que le vieux juif chez lequel j'ai changé mon 
argent ne m'eût fourré en main des chiffons de papier. 
--En avez-vous beaucoup de cette espèce? Demanda Victor en souriant. 
Le paysan regarda les matelots avec défiance, et dit mystérieusement à 
l'oreille des deux amis: 
--J'en ai quatre: le reste de mon héritage. J'aurais bien pu placer ces 
cinq cents francs à intérêt chez l'agent d'affaires de notre village; mais 
on ne peut savoir ce qui arrivera là-bas; la prudence est la mère de la 
porcelaine. Si nous étions dupés et si nous ne trouvions pas d'or? Ce 
n'est pas Donat qui mourra de faim le premier: il a une poire pour la 
soif. Il faut que vous sachiez, messieurs, que je suis malin, beaucoup 
trop malin quelquefois! 
La barque atteignit le navire, et les voyageurs furent salués par une 
salve d'applaudissements. Le Jonas avait déjà levé l'ancre et tendu ses 
voiles. Bientôt il prit le vent et avança sous l'impulsion d'une fraîche
brise. 
Alors, le navire lâcha sa bordée pour dire adieu à la ville d'Anvers;    
    
		
	
	
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