Le Pays de lor | Page 2

Hendrik Conscience
n'as qu'à vouloir, Victor. L'oncle de Lucie n'a-t-il pas déclaré vingt
fois qu'il te prêterait l'argent nécessaire, si tu osais entreprendre un
voyage en Californie?
--Et ma mère, Jean?
--Oui, ta mère...; mais tu dois considérer que les parents sont tous les
mêmes. Si nous ne faisions pas un peu d'effort pour sauter hors du nid,
ils nous tiendraient sous leurs ailes, jusqu'à ce que les cheveux
commencent à grisonner sur notre tête...
--Tu ne peux croire, Jean, comme la seule idée d'une pareille résolution
fait trembler une mère. L'oncle de Lucie, lorsqu'il vient chez nous, parle
beaucoup des voyages lointains qu'il a faits en qualité de capitaine de
vaisseau. Ma pauvre mère pâlit à la moindre allusion. Elle m'a toujours
aimé si tendrement! je ne peux pas lui enfoncer le poignard dans le
coeur.
--Tu dois le savoir, c'est pourtant le seul moyen de voir s'accomplir le
voeu de ton coeur. Le capitaine est un rude gaillard, il n'a pas beaucoup
d'estime pour l'homme qui use sa vie courbé sur un pupitre et qui n'a vu
qu'un petit coin du monde. Je gage que, si tu oses aller en Californie, à
ton retour il te donnera avec joie la main de sa nièce.
--Il m'a promis son consentement aussitôt que mes appointements
atteindront deux mille francs.
--Oui? alors tu attendras longtemps. La révolution, en France, a fait
languir le commerce. Monsieur n'a-t-il pas dit avant-hier qu'il serait
obligé de réduire nos appointements?
Victor tint les yeux baissés sans rien dire.
--Tu as peut-être peur du long voyage? Demanda l'autre.

--Peur! moi?... s'écria Victor sortant de sa rêverie. Depuis six mois, je
meurs d'envie d'entreprendre ce voyage? Non-seulement la Californie
me fait entrevoir le moyen d'obtenir la main de Lucie, mais il y a
encore un autre sentiment également puissant, qui me montre dans les
contrées lointaines l'étoile d'un meilleur avenir. Juge, Jean: ma mère
s'est imposé beaucoup de privations et a diminué son petit avoir pour
pouvoir me donner une bonne éducation. Sa boutique et mes
appointements subviennent à peine à notre entretien. L'instant est
pourtant venu où le fruit de mon travail devrait rapporter quelque chose
pour donner un peu d'aisance à ses vieux jours, et la récompenser ainsi
de son amour et de ses sacrifices. J'aurais peur d'un voyage en
Californie? Qui est-ce qui soupire plus ardemment que moi après cette
terre promise? Le bien-être de ma mère et mon propre bonheur ne
sont-ils pas là? Et n'ai-je pas des raisons pour mépriser tous les dangers,
s'il en existe? Ah! si je pouvais t'accompagner, comme je remercierais
Dieu pour sa bonté, même au milieu de l'adversité et de la souffrance!
--Mais tente encore un effort, Victor. Pense qu'autrement tu te
condamnes toi-même à rester toute ta vie, pâlir devant cet éternel
pupitre; que ta jeunesse se passe, lente, triste et régulière comme une
vieille horloge. La liberté, c'est l'espace, voilà le bonheur de l'homme;
voir le monde contempler chaque jour de nouvelles merveilles, se sentir
ému à chaque battement du pouls, voilà vivre!... Et alors, après deux
ans d'indépendance, revenir dans sa patrie avec assez d'or pour enrichir
tous ceux que nous aimons!
--Oui, oui! s'écria Victor comme hors de lui, je le lui demanderai
encore; et, s'il le faut, j'implorerai à genoux son consentement, je la
supplierai par ce qu'elle a de plus cher au monde...
--Et moi, vois-tu, je chercherai aujourd'hui le capitaine Morrelo au café,
et lui dirai qu'il doit t'aider. Laisse-moi faire... La bonne idée! Nous
partagerions là-bas, comme ici, le bien et le mal...
--Tais-toi, Jean, répliqua l'autre d'une voix étouffée. J'entends monsieur
qui vient au bureau.
--Ne lui dis rien de mon départ. Mon père pourrait quelquefois changer

d'avis avant demain; on ne peut pas savoir.
--Non, mais tiens-toi tranquille; sans cela monsieur se fâcherait.
Les deux commis prirent leurs plumes; et, lorsque la porte s'ouvrit, ils
penchaient silencieusement la tête sur le papier, comme s'ils étaient
restés depuis des heures absorbés dans leur travail.

II
LE DÉPART
Par une chaude journée du mois de juin, deux ou trois heures avant la
tombée du soir, une grande foule était réunie au bord de l'Escaut,
regardant d'un oeil étonné un beau brick qui, pavillons déployés et
flottant au vent, mouillait dans le port, prêt à appareiller. C'était le
Jonas, équipé par la société française la Californienne: le premier
vaisseau qui fît un voyage direct au pays de l'or, nouvellement
découvert.
Le pont du brick fourmillait déjà de passagers qui agitaient à tout
moment leurs chapeaux en l'air et faisaient retentir sur les flots leurs
cris de triomphe. Du bord de l'Escaut, on leur envoyait de brillants
souhaits de bonheur. C'était comme une kermesse, comme une joyeuse
fête à laquelle les habitants d'Anvers ne prenaient pas moins part que
les chercheurs d'or surexcités, quoique
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