Le Négrier, Vol. I | Page 8

Édouard Corbière
de midi à six heures, de six heures à minuit, de minuit à quatre heures du matin, de quatre heures à huit, et de huit heures enfin au midi du jour suivant. La cloche tinte chaque demi-heure, et un sablier de trente minutes, fixé dans l'habitacle, et surveillé par le pilotin ou les timonniers, indique le moment où les hommes placés devant doivent piquer l'heure, en frappant le marteau sur le rebord intérieur de la cloche. Cet amatelotage des marins entr'eux, cette camaraderie de hamac, établissent une espèce de solidarité de personnes et une communauté d'intérêts et de biens entre chaque homme et son matelot.
Quand un marin monte au quart pour relever son matelot, celui-ci lui passe la capote sous laquelle il a veillé, et le chapeau de toile goudronnée qui a abrité sa tête pendant la durée de son service sur le pont; il n'est pas jusqu'au tabac qu'il a commencé à macher, qui ne passe, pour être pressuré entièrement, dans la bouche du matelot qui prend le quart. Rien n'est plus étrange que d'entendre, à chaque relèvement de bordée, les plaintes de celui qui s'habille, contre celui qui va se coucher, et qui toujours est accusé d'être un mauvais chiqueur. Souvent on s'en rapporte au jugement du ma?tre de quart, pour qu'il s'assure, en pressurant lui-même la chique litigieuse, de la manière abusive dont le matelot du plaignant, a suppé le tabac mis en commun. Ces détails soulèveront le coeur des hommes délicats et des petites ma?tresses; mais ils sont vrais et ils doivent être connus.
Les contes des gens de mer roulent ordinairement sur des aventures gigantesques, sur des coups de main hardis, des privations: le narrateur entremêle à ces antiques fables du bord, des plaisanteries qui lui sont propres et des mots d'un cynisme à part, et qui étincellent souvent d'esprit, mais de cet esprit qui ne peut être senti que par ceux qui connaissent les habitudes de la profession. La peinture des douceurs de la vie n'occupe qu'une place très-circonscrite dans ces récits: c'est à _l'abri d'une bonne bouteille de vin et mouillés à quatre amarres_ dans un cabaret que ces hommes placent la félicité suprême; une auberge est le théatre de leurs illusions, le palais de leurs féeries: c'est pour eux enfin le paradis terrestre. Ils ne s'en figurent pas d'autre, parce que leur imagination ne peut guère aller au delà des plaisirs qui leur sont propres.
Le conteur commence ordinairement sa narration, en criant cric! Les auditeurs répondent crac! Et l'orateur reprend: _un tonnerre dans ton lit; une jeune fille dans mon hamac!_ Formule qui, sous un emblème philosophique, signifie peut-être dans leur pensée, qu'un hamac peut être l'asile du bonheur qu'on ne trouve pas toujours à terre, dans un bon lit.
Les histoires des matelots me ravisaient: un joli petit novice, que le capitaine d'armes du corsaire avait embarqué à bord, se plaisait, malgré les représentations de son protecteur, à se mettre à coté de moi, pendant que l'on disait des contes. La voix douce du novice, ses mains blanches et délicates, m'avaient fait supposer déjà qu'il pouvait y avoir quelque chose d'extraordinaire dans son séjour à bord. Amateloté avec le capitaine d'armes, il faisait rarement son quart, et son protecteur obtenait facilement du ma?tre d'équipage l'indulgence qui lui était nécessaire pour faire pardonner au protégé cet oubli de la règle commune du bord. Un matin, où les grands yeux noirs de petit Jacques se réveillaient avec le jour, je lui demandai, avec toute la na?veté de mon age:
?Dis-moi donc, petit Jacques, pourquoi je ne t'ai pas vu sur le pont quand nous avons abordé le trois-mats?
--Ah! c'est que le capitaine d'armes m'avait placé à la soute aux poudres.
--Tu avais donc peur?
--Je n'étais pas trop rassuré.?
Mon intention étant d'engager, avec petit Jacques, une conversation dans laquelle l'emploi de quelques mots familiers aux femmes, p?t trahir un déguisement que je soup?onnais, je continuai ainsi:
?Est-ce que tu serais aussi peu brave que tu m'as semblé fainéant?
--Pour brave, je ne me vante pas de l'être; mais fainéante....
--Ah! je t'y prends encore une fois: tu as dit fainéante!
--Non, j'ai dit fainéant!!
Comme tu rougis!..... Pourquoi donc te trompes-tu toujours ainsi, et parles-tu comme si tu étais une petite fille!.... L'autre jour encore, quand nous parlions ensemble de je ne me rappelle pas quoi, il t'est échappé de me répondre: non, je ne la suis pas!
--Eh bien! qu'est-ce que cela prouve? me dit mon interlocuteur, tout décontenancé.
--Cela prouve que tu n'es pas un gar?on!
--Enfant que tu es! Quelle idée!...
--Je te parie que tu es une femme, et je m'en rapporte à ma?tre Philippe qui vient, et à qui j'ai dit déjà....
--Au nom du ciel, tais-toi, malheureux.... Si tu savais combien je souffre...? Tu viens de découvrir un stratagème qui, s'il était connu, m'exposerait à devenir la risée de tous ces hommes
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