ne m'enchaînaient 
plus auprès d'elle. 
L'occasion de faire un mauvais parti au capitaine Bon-Bord ne tarda pas 
à s'offrir, ou, pour mieux dire, j'allai bientôt la chercher. 
Un soir mon ex-capitaine de prise, entre au café, et d'un air assez 
maladroitement fat, il se prend à dire je ne sais à quel propos, en 
papillonnant autour du comptoir: J'eus bien du plaisir ce matin. 
Comme il ne me fallait que le premier moyen venu pour lui chercher
querelle, je prends la parole et je lui réponds: Un autre dirait: _J'ai eu 
bien du plaisir ce matin_. 
--Et pourquoi J'ai eu bien du plaisir, plutôt que _j'eus bien du plaisir?_ 
--Parce que, lorsqu'on veut faire l'aimable, il faut tâcher de parler 
français et apprendre qu'il faut qu'il y ait au moins une nuit d'écoulée 
entre l'événement raconté et l'instant où l'on parle, pour pouvoir 
employer le parfait défini. 
--Le parfait défini! Tache d'apprendre à parler français aussi bien que 
moi avant de m'ennuyer avec ton parfait défini, entends-tu, mauvais 
allumeur de bout de chandelle! 
Mon interlocuteur avait à peine prononcé ces derniers mots, qu'un 
flacon de liqueur alla se briser sur son visage, avant qu'il pût parer ce 
coup que je lui destinais et qu'il était loin d'attendre. Rosalie accourt et 
voit Bon-Bord s'essuyant la figure d'un air à la fois piteux et indigné. 
Rosalie en pleurs lui adresse les plus vives supplications pour le calmer; 
mais sa colère s'irrite en raison des efforts qu'on fait pour l'apaiser. «Si 
tu n'étais pas un enfant, un mousse, me disait-il en me menaçant de la 
main avec laquelle il venait de se frotter la joue, tu aurais ma vie ou 
j'aurais la tienne.» Moi, remis de mon premier mouvement, j'approche 
Bon-Bord en sifflotant un petit air goguenard et je lui dis à l'oreille: 
«Un mousse qui porte ce ruban-là à sa boutonnière te prouvera qu'il 
vaut mieux qu'un capitaine qui s'est sauvé lâchement comme une cagne, 
et je t'apprendrai, quand tu le voudras, qu'on doit dire: J'ai eu du plaisir 
ce matin.» 
--Non, moussaillon, je dirai toujours: j'eus du plaisir, si je le veux. 
--C'est ce que nous verrons. 
--Tout de suite. 
--A minuit, lui dis-je tout bas, en faisant lestement une pirouette à ses 
côtés.
Rosalie se lamentait, nous séparait; elle tremblait qu'Ivon ne parût; 
mais notre ami, occupé à danser dans un bal qu'il voulait bien nommer 
une société bourgeoise, n'eut connaissance de cette affaire que lorsqu'il 
n'était plus en son pouvoir d'en arrêter les suites. 
Bon-Bord, tout gluant encore de la liqueur que j'avais fait ruisseler sur 
ses joues et ses vêtemens, sortit en me menaçant. Je ne lui répondis que 
par un sourire de mépris, et en continuant de siffler mon petit air avec 
une apparence de tranquillité que je n'avais certainement pas. Rosalie, 
fondant en larmes, me fit jurer et par notre amour et par la tendresse 
que j'avais pour elle, que je ne provoquerais plus un homme que j'avais 
si indignement outragé. Je promis tout ce qu'elle voulut, avec un air de 
sincérité qui dut la tromper. Mais pour plus de sûreté encore, elle 
exigea que j'allasse me coucher, et par une prévoyance que les mères et 
les maîtresses ont seules, elle m'enferma dans ma chambre, en prenant 
la clef dans sa poche. 
Je me jette sur mon lit d'abord; à chaque quart d'heure, j'entendais de 
petits pas faire gémir l'escalier, et l'oreille discrète de mon amie 
s'appuyer doucement sur ma serrure pour entendre ma respiration que 
je faisais ronfler pour la rassurer; mais vers minuit au moment où 
Rosalie venait de faire sa ronde pour la sixième ou septième fois à ma 
porte, je prends un drap que j'amarre à ma fenêtre, et d'un saut me voilà 
dans la rue, me dirigeant chez Bon-Bord. Le pauvre homme ne 
m'attendait pas! «Debout! lui criai-je: c'est un mousse qui vient réveiller 
_son brave capitaine_, pour lui prouver qu'il n'est qu'une cagne.» A ces 
mots le capitaine se pique d'honneur, il prend son poignard, j'avais le 
mien, nous marchons sur la jetée, qu'un réverbère éclairait encore. Je 
saute à bord d'un caboteur amarré sur le quai, et deux espèces de 
manches à balai, que je trouve sur son pont, nous servent à emmancher 
nos poignards de manière à en faire des façons d'épée. 
Y es-tu, Bon-bord? m'écriai-je. 
--Oui, me répondit-il en se mettant en garde. 
--Eh bien! dis, j'ai eu du plaisir, ou je te démâte?
--Non, j'eus du plaisir, failli mousse! 
Nos bâtons se croisent alors: je pousse de mon mieux. Mon adversaire 
rompt, en répétant: j'eus du plaisir. Je le poursuis, à la lueur du 
réverbère, criant toujours: j'ai eu du plaisir, capon! Enfin, je sens mon 
poignard s'enfoncer, malgré l'arme de Bon-Bord, qui cède à la violence 
de mon coup. Un cri part, et la voix affaiblie de mon    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.