Le Négrier, Vol. I | Page 6

Édouard Corbière
mon installation, avait fait de la voile; il courait dans la direction que j'avais assez vaguement indiquée. Bient?t on aper?ut de dessus le pont le batiment chassé. C'est une lettre de marque, disaient les uns; c'est un gros ship qui court comme nous, disaient les autres. Tant mieux, fredonnait ma?tre Philippe, sur l'air de _Coeurs sensibles, coeurs fidèles_, et en se donnant des graces:
?Tant plus grosse est une prise, ?Comm' tant plus gras est le lard, ?Et tant plus forte est la part, ?Et tant plus forte est la part.?
Dès que le capitaine jugea que nous gagnions le navire aper?u, il ordonna le branle-bas général de combat.
A ce commandement, tout le monde se trouva, comme par enchantement, à son poste. Le capitaine d'armes distribua les pistolets, les haches d'abordage et les poignards. Les mèches allumées furent piquées dans le pont, près des caronades, chargées jusqu'à la gueule. Les grappins d'abordage montèrent avec leurs lourdes cha?nes au haut des vergues. La joie brillait dans les yeux épanouis des matelots. Le capitaine seul paraissait hésiter un peu à s'approcher du navire sur lequel il tenait sa longue-vue braquée. Un groupe de lieutenans et de capitaines de prise, placé derrière, semblait, en chuchotant, critiquer la manoeuvre, prudente que nous faisions. Arnandault, ayant consulté son second, se décida pourtant à faire hisser le pavillon anglais à la corne, pour tromper l'ennemi qui, de son c?té, arbora la même couleur. Silence! s'écria le capitaine à cette vue: _Tout le monde à plat sur le pont!_ Nous n'étions plus qu'à une portée de pistolet du navire: alors sautant sur le bastingage, Arnaudault crie au capitaine anglais, dans un large porte-voix, d'où sa voix sort comme un coup de canon: Amène, brigand! ou je te coule! Au même instant nos sabords, que nous avions masqués avec une ceinture de toile peinte, se découvrent: nos cent cinquante bandits, couchés à plat ventre, se dressent le poignard à la bouche, le pistolet au poing. Notre volée part en même temps que celle de l'ennemi, qui laisse arriver à plat, enveloppé comme nous dans un nuage de feu et de fumée. A l'abordage, à l'abordage, enfans! hurle notre capitaine; et une escouade de matelots saute sur l'avant, pour remplacer la première escouade, qui se disposait, une minute auparavant, à grimper à bord de l'ennemi, et que la mitraille a déjà balayée. Dans un instant les n?tres tombent à bord de la prise, courant le long de notre beaupré, ou se laissant glisser sur le pont de l'anglais, du bout des manoeuvres amarrées à l'extrémité de nos vergues croisées avec celles du navire abordé. Le sang coule sous les poignards, ruisselle dans les dallots et va rougir les bords du navire. Malgré le carnage que nous faisions à bord de la prise, son pavillon n'était pas amené. _Allons, Fil-à-Voile_, me dit Arnaudault, et il me montrait le yacht[3] anglais. Je comprends la pensée du capitaine: je saute à bord de l'ennemi comme un écureuil; quelques balles sifflent à mes oreilles, je secoue la tête, et me voilà au bout de la drisse, crochant le pavillon anglais, dont je m'enveloppe pour revenir à bord. La prise était à nous. Un triple hourra, poussé vers le ciel par tout notre équipage couvert de poudre et de chairs ensanglantées, fut le _Te Deum_ de notre victoire.
[Note 3: C'est le nom que les matelots fran?ais donnent au pavillon anglais.]
Ce n'est pas sans pertes que deux équipages se hachent pendant une demi-heure ou trois quarts d'heure d'abordage. Vingt-trois hommes avaient péri de notre c?té. Le pont du navire capturé était couvert de cadavres. C'était un trois-mats armé en guerre et en marchandises, qui se rendait de Calcutta à Londres, chargé d'indigo et de salpêtre.
Cinq barils de piastres avaient été trouvés dans la chambre du capitaine anglais. On les pla?a sur notre gaillard d'arrière, comme le trophée de notre triomphe.
Assis sur un de ces barils, les bras croisés sur sa poitrine velue et à moitié découverte, Arnaudault nous adressa ces mots, en daignant à peine lever les yeux sur l'équipage qui l'entourait:
?Enfans, vous vous êtes amoureusement tappés: c'est bien, mais ce n'est pas encore tout. Voilà des piastres qui sont à nous, et chacun va recevoir sa ration d'argent. Mais il faut auparavant jeter nos morts à la mer; car c'est à ceux de nos gens qui se sont fait casser la figure que nous devons tout cela. Attrape à jeter les trépassés par-dessus le bord, avec les honneurs de la guerre.?
Des murmures se firent entendre parmi les matelots, dont les yeux flamboyans restaient fixés sur les barils.
?Eh bien! dit Arnaudault, est-ce qu'il y aurait des mutins à mon bord? Au surplus, s'il y en a, ils n'ont pas besoin de tant se gêner avec moi. Que celui qui n'est pas le plus content s'avance, et peut-être
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