habitions à Brest était placée sur le cours 
d'Ajot, et de chacune de ses croisées on pouvait découvrir la rade dans 
toute sa majesté. Un jour que les vaisseaux faisaient l'exercice à feu, 
mon père nous appela près de lui, et, ouvrant une fenêtre d'où il 
contemplait, depuis une heure, le magnifique spectacle d'un combat 
naval simulé, il nous demanda, enivré de la fumée de poudre que lui 
apportait la brise: _Que voulez-vous être, mes enfans?_--Marin, si tu le 
veux, répondit mon frère avec sa soumission accoutumée--Et toi, 
Léonard?--Marin! quand bien même tu ne le voudrais pas, m'écriai-je 
presque avec colère.--Et peut-on être autre chose quand on voit cela? 
s'écria l'auteur de mes jours en me pressant avec orgueil sur sa poitrine 
palpitante, et en proclamant, devant ma mère qui fondait en larmes, que 
je venais de faire une réponse digne de lui. Il fut donc décidé que mon
frère et moi nous entrerions dans cette carrière qui commence par le 
grade de mousse, et qui finit, pour si peu de marins, par celui d'amiral. 
Pour prétendre au titre d'aspirant, premier degré de l'échelle qu'ont à 
parcourir ceux qui se destinent à être officiers de marine, il fallait avoir 
servi un an au moins sur les bâtimens de l'état, et s'être fourré dans la 
tête un peu de mathématiques. Mon frère et moi nous fûmes embarqués 
sur un vaisseau qui ne quittait pas la rade, et à bord duquel nous nous 
rendions les jours de grande revue seulement: on appelait cela faire ses 
mois de mer. 
Les cours de mathématiques sont publics. La classe d'arithmétique était 
faite, de mon temps, par un vieux professeur qui ne concevait pas 
comment il pouvait y avoir au monde autre chose que des athées. 
L'originalité de ce patriarche des incrédules me plut. Le professeur 
s'intéressa à moi, moins sans doute pour les dispositions que j'avais à la 
science, que pour celles que je pourrais avoir un jour à l'incrédulité. 
Toutes les fois que je me présentais au tableau, pour démontrer une 
proposition, et qu'il m'arrivait de débiter une absurdité, le vieillard 
grommelait entre les dents qui lui restaient: C'est faux comme la Vie 
des Saints, ou bien: _c'est vrai comme il y a un Dieu!_ Il fallait alors 
effacer la figure tracée à la craie, et résumer de nouveau toute la 
proposition. 
C'est aux soins de cet athée relaps, nom qu'il se donnait lui-même, que 
je dus l'avantage de ramasser, en courant sur les bancs de l'école, 
quelque peu d'arithmétique, de géométrie et ce qu'il fallait d'astronomie 
pour pointer une carte et mesurer une latitude en mer, par le moyen le 
plus simple. «C'est bien dommage, Léonard, me répétait souvent mon 
incrédule professeur, que tu ne te sois pas livré avec plus d'application 
à l'étude des mathématiques! Tu aurais fini, mon bon ami, par être ferré 
en athéisme. Une bonne proposition de géométrie est, vois-tu bien, la 
seule chose à laquelle un homme passablement organisé puisse croire; 
et en outre les mathématiques ont un grand avantage, sous le rapport de 
la science morale, elles apprennent, par A plus B, à n'avoir foi en rien et 
à mourir honorablement, en niant la divinité et en crachant sur l'espèce 
humaine.»
Un prêtre sollicitait un jour, de notre mathématicien, une inscription 
pour son confessionnal: Écrivez cette proposition, dit le vieux négateur: 
_L'hypocrisie est au mensonge comme un confesseur est à son 
pénitent_. 
Le curé de sa paroisse voulut s'emparer, au lit de mort, des derniers 
instans de cette âme à damner. Après avoir écouté patiemment le long 
sermon de l'homme d'église, le vieillard murmura entre ses lèvres 
éteintes ces mots par lesquels on termine ordinairement toutes les 
propositions énoncées en mathématiques: _C'est ce qu'il s'agit de 
démontrer_, et il expira. 
J'insiste un peu sur les principes de mon professeur; car c'est à lui que 
je dus les seules notions de science qui aient jamais trouvé accès dans 
ma mauvaise tête, et l'indifférence religieuse qui, pendant toute ma vie, 
a élargi le cercle des scrupules au centre duquel les autres hommes 
restent enchaînés. 
L'époque du concours, pour les candidats au grade d'aspirant, arriva. 
Mon frère se présenta: il fut admis par acclamation. Je me présentai 
aussi, et je fus refusé d'emblée. Mon caractère irritable se raidit contre 
cette première contrariété; je sentais une espèce de honte attachée à 
mon infériorité. Ne pouvant vaincre la position, je la tournai: c'était 
déjà la pente de mon humeur qui se révélait dans le premier acte un peu 
important de ma vie. 
Un brick, le corsaire le Sans-Façon, devait appareiller après avoir 
réparé les avaries qu'il avait éprouvées dans un combat. Les formes 
flibustières de ce joli navire, avec sa mâture audacieuse penchée sur 
l'arrière; ses sabords peints de rouge, et son air forban enfin, m'avaient 
séduit: je passais toutes mes journées à l'admirer    
    
		
	
	
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