Le Négrier, Vol. III | Page 2

Édouard Corbière
mouvement de sensibilité, il me
repoussa avec vivacité, en ajoutant: «Ne parlons plus de tout cela: fais
toujours bien ton petit devoir, et puis....» J'étais déjà pressé sur son
coeur; et tous les passagers souriaient d'une douce satisfaction, à cette
scène d'attendrissement, entre un vieux marin et un jeune commençant.
Les leçons de morale maritime que me donnait quelquefois, avec son
âpre bonté, le capitaine Niquelet, portaient toujours l'empreinte d'une
méditation assez profonde. Tu te rappelles, me disait-il, pendant un
quart que je faisais avec lui, ta boutade de l'autre jour? Je t'avais un peu
rudoyé, il est vrai; mais c'est comme cela qu'un chef doit agir avec ses
subordonnés à la mer. As-tu remarqué le ton avec lequel je dis à un
matelot dont je suis content: Va à la cambuse, demander un coup
d'eau-de-vie?
--Oui, capitaine; mais il me semble que vous lui dites quelquefois:
«Allons jean f..., va-t-en à la cambuse pocharder un coup
d'eau-de-vie!»
--Eh! c'est justement ainsi qu'il faut leur parler, si l'on veut donner du
prix à la moindre chose qu'on leur accorde; c'est faire alors de justice
une faveur, et c'est assaisonner à leur goût ce qu'on doit leur donner.
J'ai essayé d'abord à leur parler comme à d'autres humains: ils me
prenaient, le diable m'emporte, pour une demoiselle. Aujourd'hui, tout
en me montrant équitable et bon avec eux, je leur parle comme à un
caniche, et ils disent tous que je suis un vrai matelot et un brave homme
au fond, parce qu'ils ont su, sous ma brusquerie calculée, trouver le

fond de mon caractère. Saisis-tu bien l'allégorie, petit bougre?
--Oh! oui, et à merveille, mon capitaine.
--Observe donc tout, jusqu'aux choses en apparence les plus
indifférentes, si tu veux savoir un jour commander à des forbans
comme ceux que tu vois là, et à qui je ferais enlever, pour dix gourdes
et une double ration, le premier bâtiment français que nous
rencontrerions.
Il ne se flattait pas: personne n'était plus aimé que lui de ses matelots. Il
leur causait peu; il les battait même quelquefois quand ils paraissaient
s'ennuyer à bord, vouloir se mutiner ou avoir besoin d'émotions vives,
comme il le disait. Niquelet appelait cela _ranimer le sentiment_. Mais
d'un seul mot, il aurait fait, à n'importe lequel de ces hommes, tuer père
et mère. C'était là l'empire qu'il était le plus jaloux d'exercer sur son
équipage, non pour en abuser criminellement, mais pour en obtenir tout
ce qu'il jugeait nécessaire au bien du service.
Ivon s'employait bien à bord; mais il ne pouvait se faire au
commandant de la Gazelle. Ces deux hommes, tout en s'estimant
beaucoup, ne se disaient pas une parole dans une semaine.
Une longue traversée pourrait offrir à l'esprit de l'observateur un fécond
sujet d'études morales. Il y a tant de froissemens dans les caractères, les
habitudes et les passions de ces hommes, quelquefois si divers, qui se
trouvent réunis au milieu des périls, dans cet espace étroit que l'on
nomme un navire! Et n'est-ce pas l'image abrégée de la société et d'une
monarchie absolue, que ce bâtiment sur lequel règne despotiquement
un capitaine, avec ses officiers qui sont ses ministres, et ses matelots
qui sont ses sujets! Pour moi, je sais bien que j'aurais de bons conseils à
donner aux passagers qui se hasardent à traverser les mers sous la
conduite de ces marins qu'ils connaissent si peu. Grand dommage est
que j'aie bien des événemens à raconter dans mon journal de mer. Sans
la spécialité de la tâche que je me suis imposée dans la narration de mes
aventures, je me livrerais ici à des leçons de conduite qui pourraient
devenir utiles aux terriens qui s'embarquent pour la première fois. Mais,
avant tout, je dois aller à mon but, et ne pas trop perdre de temps en

route. Cependant je vais tracer succintement ici quelques régles de bien
vivre pour ceux qui me liront, et à qui il prendrait envie d'entreprendre
quelque jour un voyage de long cours.
La première réserve que doit s'imposer un passager qui veut plaire à
son capitaine, c'est d'éviter, autant que possible, de s'immiscer dans les
choses qui concernent le service du bord. Il n'est pas de marin qui ne se
sente vexé d'entendre un passager venir lui demander, quand il a jeté le
loch, combien de noeuds file le navire. Bien plus importun encore est
celui qui cherche à savoir, quand le capitaine trace son point sur la carte,
l'endroit du monde où se trouve le bâtiment. C'est un mystère qu'il n'est
donné qu'aux initiés de pénétrer, et dans cette réserve des marins, qu'on
n'aille pas s'imaginer qu'il n'entre que de l'orgueil; cette discrétion est
de la prévoyance. Supposez, en effet, qu'un passager sache le point du
globe où est parvenu le navire, et qu'il aille indiscrètement le révéler
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 34
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.