Le Journal de la Belle Meunière | Page 2

Marie Quinton
désir, un souhait, un seul but de promenade pour demain: aller voir et acclamer le général Boulanger!
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2.--Dimanche 10 juillet.
Est-ce que moi aussi je suis atteinte de ce que notre vieil ami et docteur appelait plaisamment, ces jours-ci, la ?Boulangite?? Dès mon lever, j'étais sur des charbons ardents; enfin, l'heure approche, je prends mes gants, mon manteau et, au premier moment favorable, je m'échappe, je descends sur Clermont en courant comme je ne l'ai plus fait depuis que j'étais toute fillette!
Pourvu que je n'arrive pas trop tard! Je cours, je cours, je n'ai plus de souffle. Tout le long de la route, une foule de plus en plus compacte se porte vers Clermont.
Bient?t, on ne peut plus avancer qu'au pas, et il me faut faire des prodiges de souplesse pour me glisser à travers tous ces hommes pressés les uns contre les autres.
J'arrive, luttant pied à pied, jusqu'à l'octroi. Mais là, impossible de faire un pas de plus. à partir de ce point jusqu'à la place de Jaude, ce n'est plus qu'une mer humaine. Tout Royat, tout Clermont, tout le département du Puy-de-D?me,--toute l'Auvergne est là à l'attendre.
J'entends des patois, j'aper?ois des coiffes qui viennent d'au moins quinze à vingt lieues à la ronde.
Un vieux paysan, placé près de moi, déclare qu'il n'a jamais vu telle affluence, même au temps où l'Empereur est venu dans le pays. Il para?t que, passé la place de Jaude, la foule est encore plus immense sur tout le trajet, jusque bien au delà du quartier général.
Le temps est magnifique, le ciel tout bleu, tout ensoleillé. La ga?té de la nature se reflète dans la foule. Personne n'est dans son état normal, on est enfiévré, on palpite. à tout moment éclatent, répétés par des milliers de poitrines, les refrains d'En revenant d'la Revue. Et quand on arrive aux mots:
?Moi, je n'faisais qu'admirer Le brav' général Boulanger!?
un seul cri s'échappe de toutes les bouches: ?Vive Boulanger!?
Tout à coup, des sonneries de clairon parviennent jusqu'à nous, suivies du bruit, lointain d'abord, puis de plus en plus proche, des tambours qui battent aux champs. Et, au même instant, au milieu du silence absolu qui vient de se faire, les musiques des régiments entonnent la Marseillaise.
Ainsi que tous en ce moment, je penche la tête et je fixe les yeux dans la direction de Chamalières, d'où va déboucher le cortège. Une poussée se produit vers le cordon de troupes qui fait la haie et m'empêche, pendant un moment, de voir. Mais je m'accroche, je me hisse sur les épaules de ceux qui sont devant moi et, maintenant, je vois très bien. Toute la largeur de la route est prise par une armée d'officiers de toutes armes, chevauchant en grande tenue. Leurs uniformes scintillent comme s'ils étaient pailletés d'or. Plus près, plusieurs généraux à culottes blanches et coiffés d'un bicorne à plumes noires; enfin, à quelques mètres seulement de moi, très droit sur un superbe cheval noir, le grand cordon rouge entourant le torse, la poitrine constellée de décorations, le bicorne étincelant sous la plume blanche, c'est Lui!
C'est bien Lui, tel que le représentent les images qui ornent jusqu'aux plus humbles de nos chaumières, Lui, le jeune général à la barbe blonde, aux yeux gris d'acier, au profil si puissamment beau! Je le fixe de toute la force de mon regard et, alors, une chose m'a frappée. Sur ce visage de l'homme adoré des foules, en cette minute de triomphe où tout un pays de France l'acclamait, il y avait une expression de tristesse infinie! Je n'ai pas pu me tromper: ses yeux, un instant, se sont abaissés de mon c?té; et ces yeux étaient infiniment mornes, et la face tout entière était pale, assombrie. Je voulus m'en assurer encore, mais, déjà, il m'avait dépassée, tandis que le cri populaire, jusque-là retenu dans toutes les poitrines, ébranlait de nouveau l'espace de son nom.
Je suis remontée à Royat, parmi la foule qui se dispersait. Toutes les impressions de ces minutes inoubliables se pressaient en tumulte dans mon cerveau. Mais la dernière, celle de sa tristesse à Lui au moment de notre enthousiasme à tous, celle-là dominait toutes les autres.
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4.--Mercredi 13 juillet.
Demain, jour de la Fête Nationale, les troupes seront passées en revue par le général Boulanger, sur la place de Jaude. Je le reverrai donc,--car je veux le revoir, pour bien lire sur son visage...
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5.--Jeudi 14 juillet.
La revue s'est faite, mais Il n'y était pas. C'est un général à plume noire qui commandait. La foule était plus grande encore que ce dimanche, et cela a été pour tous une immense déception.
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13.--Lundi 10 octobre.
Nous prenons nos quartiers d'hiver, car, décidément, la saison et l'arrière-saison
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