Des hommes ne sont pas d'accord avec leur temps; ils ne vivent jamais
de la vie du peuple; l'âme des foules ne leur apparaît pas bien 
supérieure à l'âme des troupeaux. 
Si l'un de ces hommes réfléchit sur lui-même et arrive à se comprendre 
et à se situer dans le vaste monde, peut-être va-t-il s'attrister, car il sent 
autour de lui une invincible étendue d'indifférence, une nature muette, 
des pierres stupides, des gestes géométriques: c'est la grande solitude 
sociale. Et, au fond de son ennui, il songe au plaisir simple d'être 
d'accord, de rire avec naïveté, de sourire d'un air discret, de s'émouvoir 
aux longues commotions. Mais aussi une fierté peut lui venir de son 
renoncement et de son isolement, soit qu'il ait adopté la pose du stylite, 
soit qu'il ait fermé sur ses plaisirs la porte d'un palais. 
M. Rebell a choisi ce dernier mode: il se présente à nous dans l'attitude 
de l'aristocrate heureux et dédaigneux. 
En un temps où, petits plagiaires de Sénèque le philosophe, les agents 
de change, les avocats populaires, les professeurs retirés dans un 
héritage, les millionnaires, les ambassadeurs, les ténors, les ministres et 
les banquistes, où toute la «noblesse républicaine», hypocritement 
joyeuse de vivre, s'attendrit avec soin sur le «sort des humbles», au 
moment même qu'elle leur met le pied sur la nuque, en ce temps-là, il 
est agréable d'entendre quelques paroles de franchise et M. Rebell dire: 
«Je veux jouir de la vie telle qu'elle m'a été donnée, selon toute sa 
richesse, toute sa beauté, toute sa liberté, toute son élégance; je suis un 
aristocrate.» 
Cela ne signifie pas qu'insensible à toutes les souffrances naturelles il 
dédaigne le peuple (comme le bourgeois-type qui hait au-dessus de lui 
et méprise au-dessous); il l'aime au contraire, mais d'un amour trop 
raisonnable et trop élevé pour que le peuple en soit touché. Au pauvre 
monde que de stupides sermons ont incliné vers les satisfactions de la 
vanité et du civisme, il enseignerait volontiers la joie toute simple d'être 
un brave animal. Les plaisirs intellectuels, à quoi bon en suggérer le 
désir à des cerveaux infailliblement rétifs aux émotions désintéressées, 
aux élixirs qui n'ont pas tout d'abord gratté le palais et chauffé le ventre? 
Donc «le devoir présent est de guérir les vignes malades et de replanter 
les vignes détruites, afin d'enivrer la France entière».
Dans le dialogue ou je recueille cette phrase, pour une telle opinion le 
personnage se fait traiter d'humanitaire et d'utopiste, mais on vient à 
son aide, l'on prouve qu'il en est de l'intelligence comme d'un fleuve et 
que de trop nombreuses saignées font baisser son niveau. La conclusion 
est le vieux panem et circenses, du pain, du vin et les jeux,--et fermer 
les musées et les bibliothèques «et briser les urnes abominables qui, 
durant tout un siècle, auront livré à la canaille le destin et la pensée des 
plus grands hommes». Opinions, comme on le voit, assez insolentes; il 
n'est pas nécessaire de les taxer d'excessives: assez de bons esprits les 
trouveront monstrueuses, car les bons esprits s'éloignent peu des idées 
communes. 
Transporté dans les oeuvres d'imagination, l'aristocratisme de M. 
Rebell devient obscur, se confond volontiers avec la licence des moeurs. 
On est un peu dérouté. Il n'est pas bien certain que le gitonisme soit une 
forme très heureuse du mépris des convenances sociales; ni que 
l'opposition d'un cardinal débauché à un capucin malpropre soit une 
démonstration très probante de la supériorité de l'aristocrate sur le 
mercenaire; ni qu'un peintre hystérique et vaniteux nous fasse songer 
aussitôt à Titien ou à Véronèse; ni qu'une courtisane familière des 
bouges évoque sans faillir les images émouvantes de la volupté 
vénitienne. Il y a bien des défauts et bien de la grossièreté dans cette 
Nichina qui a mis en lumière le nom de M. Rebell; mais c'est tout de 
même une oeuvre vivante, amusante et riche. On y voit une Venise à la 
fois délicate et basse, opulente et sordide, superstitieuse et lubrique, 
plus près sans doute de l'histoire que de la légende; c'est pourquoi 
quelques-uns furent choqués. 
Nul, au surplus, n'a cru que ce livre dût être regardé comme capital; 
essai, qui pour d'autres apparaîtrait un considérable effort, la Nichina 
n'est qu'un prologue pour Hugues Rebell romancier: on attend de lui 
des histoires et des combinaisons moins arbitraires, des récits dont la 
tragi-comédie accoucherait d'une idée. Des idées, il en est riche, autant 
que le plus opulent penseur d'hier ou d'aujourd'hui: il ne lui manque 
que de savoir les insérer plus solidement dans le cerveau de ses 
personnages. Ouvrir les Chants de la pluie et du soleil, c'est tomber 
dans une mine où l'on puiserait longtemps sans l'appauvrir. Ce sont des
poèmes en vers ou en prose, mais où le souci de l'expression est 
toujours dominé par la volonté de dire quelque chose de nouveau. Le    
    
		
	
	
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