Le Diable amoureux; LHonneur perdu et recouvré; Rachel ou la belle juive | Page 2

Jacques Cazotte
sois qu'un misérable carabin, je n'ai pas plus
de religion qu'un autre.» On conclut que la révolution ne tardera pas à
se consommer, qu'il faut absolument que la superstition et le fanatisme
fassent place à la philosophie, et l'on en est à calculer la probabilité de
l'époque, et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la
raison. Les plus vieux se plaignaient de ne pouvoir s'en flatter; les
jeunes se réjouissaient d'en avoir une espérance très vraisemblable, et
l'on félicitait surtout l'Académie d'avoir préparé le grand oeuvre et
d'avoir été le chef-lieu, le centre, le mobile de la liberté de penser.
Un seul des convives n'avait point pris de part à toute la joie de cette
conversation, et avait même laissé tomber tout doucement quelques
plaisanteries sur notre bel enthousiasme. C'était Cazotte, homme
aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des
illuminés. Il prend la parole; et du ton le plus sérieux: «Messieurs, dit-il,
soyez satisfaits, vous verrez toute cette grande et sublime révolution
que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète; je vous
le répète, vous la verrez.» On lui répond par le refrain connu, faut pas
être grand sorcier pour ça.--Soit, mais peut-être faut-il l'être un peu
plus pour ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de
cette révolution, ce qui en arrivera pour vous tous tant que vous êtes ici,
et ce qui en sera la suite immédiate, l'effet bien prouvé, la conséquence
bien reconnue?--Ah! voyons (dit Condorcet, avec son air et son rire
sournois et niais), un philosophe n'est pas fâché de rencontrer un
prophète.--Vous M. de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé

d'un cachot; vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous
dérober au bourreau, du poison que le bonheur de ce temps-là vous
forcera de porter toujours sur vous.»
Grand étonnement d'abord; mais on se rappelle que le bon Cazotte est
sujet à rêver tout éveille, et l'on rit de plus belle. «M. Cazotte, le conte
que vous nous faites ici n'est pas si plaisant que votre Diable amoureux.
Mais, quel diable vous a mis dans la tête ce cachot, ce poison et ces
bourreaux? Qu'est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la
philosophie et le règne de la raison?--C'est précisément ce que je vous
dis; c'est au nom de la philosophie, de l'humanité, de la liberté; c'est
sous le règne de la raison qu'il vous arrivera de finir ainsi; et ce sera
bien le règne de la raison, car alors elle aura des temples, et même il
n'y aura plus, dans toute la France, en ce temps-là, que des temples de
la raison.--Par ma foi (dit Chamfort, avec le sourire du sarcasme), vous
ne serez pas un des prêtres de ces temps-là.--Je l'espère; mais vous, M.
Chamfort, qui en serez un et très digne de l'être, vous vous couperez les
veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n'en mourrez que
quelques mois après.» On se regarde et on rit encore. «Vous, M.
Vicq-d'Azyr, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même, mais
après, vous les ferez ouvrir six fois dans un jour, au milieu d'un accès
de goutte, pour être plus sûr de votre fait, et vous mourrez dans la nuit.
Vous, M. de Nicolaï, sur l'échafaud; vous, M. Bailly, sur l'échafaud;
vous, M. de Malesherbes, sur l'échafaud....--Ah! Dieu soit béni, dit
Roucher, il paraît que monsieur n'en veut qu'à l'Académie; il vient d'en
faire une terrible exécution; et moi, grâce au ciel!...--Vous! vous
mourrez aussi sur l'échafaud.» Oh! c'est une gageure (s'écrie-t-on de
toute part), il a juré de tout exterminer. «Non, ce n'est pas moi qui l'ai
juré.--Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les
Tartares?...--Encore....--Point du tout; je vous l'ai dit, vous serez alors
gouvernés par la seule philosophie, par la seule raison. Ceux qui vous
traiteront ainsi seront tous des philosophes, auront à tout moment dans
la bouche les mêmes phrases que vous débitez depuis une heure,
répéteront toutes vos maximes, citeront, comme vous, les vers de
Diderot et de la Pucelle.» On se disait à l'oreille: Vous voyez bien qu'il
est fou (car il gardait le plus grand sérieux). «Est-ce que vous ne voyez
pas qu'il plaisante; et vous savez qu'il entre toujours du merveilleux

dans ses plaisanteries.--Oui, répondit Chamfort, mais son merveilleux
n'est pas gai, il est trop patibulaire; et quand tout cela arrivera-t-il?--Six
ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli.
--Voilà bien des miracles! (et cette fois c'était moi qui parlais), et vous
ne m'y mettez pour rien.--Vous y serez pour un miracle tout au moins
aussi extraordinaire; vous serez alors chrétien.
Grandes exclamations. «Ah! reprit Chamfort; je suis rassuré, si nous ne
devons périr que quand Laharpe
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