il joignait à son talent sur le triangle, l'art d'avaler des sabres, 
et pouvait déjà remplacer madame Canada, enrouée, dans la tâche 
difficile de «tourner le compliment». 
«Tourner le compliment» ou «adresser le boniment», c'est prononcer le 
discours préliminaire qui invite les populations à se précipiter en foule 
dans la baraque. 
Outre sa capacité, Saladin était fort bien doué sous le rapport de la 
naissance et des protections. Il avait pour père le lancier polonais qui 
sonnait la cloche, pour nourrice le paillasse, habillé de toile à matelas, 
pour marraine la femme obèse, chargée de battre la caisse. 
Cette femme n'était autre que madame veuve Canada, non seulement
directrice du Théâtre Français et Hydraulique, mais encore dompteuse 
de monstres féroces. Elle pesait 220 à la criée; mais sa large face avait 
une expression si riante et si débonnaire, qu'on s'étonnait toujours de lui 
voir casser des cailloux sur le ventre, avec un marteau de forge. 
Chez elle c'était plutôt habitude que dureté de coeur. 
Le paillasse, homme d'une cinquantaine d'années, dont les jambes 
maigres supportaient un torse d'Hercule, avait une physionomie encore 
plus angélique que celle de madame Canada; son sourire cordial et 
modeste faisait plaisir à voir. Il remplissait les fonctions du Canada 
mâle qu'une mort prématurée avait enlevé à la foire; on l'appelait même 
volontiers monsieur Canada; mais, de son vrai nom, c'était Échalot, 
ex-garçon pharmacien, ancien agent d'affaires, ancien modèle pour le 
thorax, ancien employé surnuméraire de la grande maison des Habits 
Noirs. 
Par un juste retour, madame Canada se laissait donner le sobriquet 
d'Échalote. Il y avait entre elle et lui une liaison sentimentale, fondée 
sur l'estime, l'amour et la commodité. 
Le lancier polonais, père de Saladin, n'avait pas de bonnes moeurs. 
C'était un homme du même âge qu'Échalot, mais plus soigneux de sa 
personne; ses cheveux plats, d'un jaune grisonnant, reluisaient de 
pommade à bon marché et il se faisait des sourcils avec un bouchon 
brûlé. 
Cela donnait du feu à son regard, toujours dirigé vers les dames. 
Il n'avait pas offert de bons exemples à Saladin, son fils, et la veuve 
Canada se plaignait des pièges qu'il tendait sans cesse à son honneur. 
Il avait un joli nom: Amédée Similor. Échalot et lui étaient Oreste et 
Pylade; seulement, comme Similor manquait de délicatesse, il abusait 
de la générosité d'Échalot qui, sans lui, aurait déjà pu prendre bon 
nombre d'actions dans le Théâtre Français et Hydraulique et conduire 
madame Canada à l'autel.
Similor avait été maître à danser des familles, au Grand-Vainqueur, 
modèle pour les cuisses, ramasseur de bouts de cigares et employé dans 
les bureaux déjà cités: la maison des Habits Noirs. 
L'art d'avaler des sabres endurcit peut-être l'âme. Le jeune Saladin 
devait tout à Échalot, car Similor son père ne lui avait jamais distribué 
que des coups de pied. Nonobstant, Saladin n'entourait point Échalot 
d'un respect pieux. Bien que ce dernier l'eût nourri au biberon, à une 
époque où deux sous de lait étaient pour lui une dépense bien lourde, 
Saladin ne gardait à son bienfaiteur aucune espèce de reconnaissance. 
Échalot convenait que cet adolescent avait plus d'esprit que de 
sensibilité, mais il ne pouvait s'empêcher de l'aimer. 
La fillette brune de teint, rousse de cheveux, s'appelait Fanchon (au 
théâtre mademoiselle Freluche). Elle dansait sur la corde assez bien, 
elle était laide, effrontée et sans éducation. Elle aurait voulu faire celle 
Saladin, qui la dominait de toute la hauteur de son talent; car le lecteur 
ne doit pas s'y tromper: Saladin avait l'intelligence de Voltaire, fortifiée 
par les trucs les plus avantageux en foire. 
C'était vers la fin d'avril 1852, l'avant-dernier jour de la quinzaine de 
Pâques, époque consacrée par l'usage et les règlements à cette grande 
fête populaire: la foire au pain d'épice. Depuis bien des années, on 
n'avait pas vu sur la place du Trône une si brillante réunion d'artistes 
brevetés par les différentes cours de l'Europe. Outre les marchands de 
nonnettes et de pavés de Reims, tous fournisseurs des têtes couronnées, 
il y avait là le dentiste de l'empereur du Brésil, le pédicure de Sa Très 
Gracieuse Majesté la reine d'Angleterre, et le savant chimiste qui 
fabrique les cuirs à rasoirs de l'autocrate de toutes les Russies. 
Il y avait aussi, bien entendu, la dame incomplètement lavée qui tire les 
cartes aux archiduchesses d'Autriche, la somnambule ordinaire des 
infantes d'Espagne, l'Abencérage qui livre aux palatins le vernis pour 
les chaussures, et le général argentin qui, non content de dégraisser la 
cour de Suède, fourbit encore les casseroles du palais de Saint-James, 
recolle les porcelaines de l'Escurial et vend, par privilège, le poil à 
gratter à toute la maison du roi de Prusse.
Quelques philosophes se sont demandé pourquoi ce burlesque et 
pompeux étalage de recommandations royales, en plein faubourg 
Saint-Antoine, qui ne passe pas pour être peuplé de courtisans. Il y a un    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
 
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.
	    
	    
