Largent des autres | Page 2

Emile Gaboriau
que je lui ai vus pour la première fois en 1845, si je ne savais pas que tous les ans il se fait faire deux vêtements complets par le concierge du 29.
--Ah! ?a, mais c'est un grigou! grommela le domestique.
--C'est surtout un maniaque, poursuivit le boutiquier, comme tous les hommes de chiffres, à ce qu'il para?t. Sa vie est réglée comme les pages de son grand-livre. Dans le quartier, on ne l'appelle jamais que le Bureau-Exactitude, et quand il passe rue Saint-Louis, qui est donc maintenant la rue Turenne, les négociants règlent leur montre. Qu'il vente ou qu'il grêle, chaque matin que le bon Dieu fait, à neuf heures battant, il met le pied dans la rue pour se rendre à son bureau. Quand on le voit revenir, c'est qu'il est entre cinq heures vingt et cinq heures vingt-cinq. A six heures, il d?ne. A sept heures, il sort et va faire sa partie au café Turc. A dix heures, il rentre et se couche. Et, au premier coup de onze heures sonnant à Saint-Louis, crac, il éteint sa bougie...
Dédaigneusement le domestique avan?ait les lèvres.
--Hum!... fit-il, je me demande si cela conviendra à ma cousine, de vivre chez un particulier qui est comme une horloge.
--Ce n'est pas toujours agréable, observa le marchand de vins, et la preuve c'est que le fils, M. Maxence, s'en est lassé.
--Il n'est plus chez ses parents?
--Il y prend ses repas, mais il loge chez lui, boulevard du Temple... La brouille a fait assez de bruit, dans le temps, et d'aucuns soutiennent que M. Maxence est un mauvais sujet, qui mène une vie de polichinelle... Moi je dis que son père le tenait trop de court... Il a vingt-cinq ans, ce gar?on, il est bien de sa personne, et il a une ma?tresse dans le grand genre, je l'ai vue... J'aurais fait comme lui.
--Et la fille, Mlle Gilberte?...
--Elle ne se marie guère, quoi qu'elle ait plus de vingt ans et quelle soit jolie comme un amour... Avant la guerre, son père voulait lui faire épouser un agent de change, à ce qu'on dit, un homme très-distingué, qui ne venait jamais qu'en voiture à deux chevaux, mais elle l'a refusé net... On m'apprendrait qu'il y a quelque amourette sous jeu, que je n'en serais pas étonné. Je vois r?der par ici un jeune monsieur, qui lève diablement le nez, quand il passe devant le 38.
Ces détails semblaient n'intéresser que fort médiocrement le domestique.
--C'est surtout la bourgeoise, dit-il, qui préoccupe ma cousine...
--Naturellement. Eh bien! vous pouvez lui dire que jamais elle n'aura eu de meilleure patronne. Pauvre madame Favoral! elle en a vu de grises avec son maniaque de mari. Mais elle n'est plus jeune et on s'accoutume à tout. Les jours où le temps est beau, je la vois passer avec Mlle Gilberte. Elles vont faire un tour de promenade à la place Royale. C'est leur distraction...
Le domestique ricanait.
--Matin! fit-il. Si le bourgeois ne leur en paye pas d'autres, il ne se ruinera pas!
--Il ne leur en paye pas d'autres, poursuivit le boutiquier. C'est-à-dire, pardon, tous les samedis, et cela depuis des années, M. et Mme Favoral re?oivent quelques-uns de leurs amis: M. et Mme Desclavettes, qui étaient marchands de bronzes, rue Turenne; M. Chapelain, l'ancien avoué de la rue Saint-Antoine, dont la fille est la grande amie de Mlle Gilberte; M. Desormeaux qui est chef de bureau au ministère de la justice, et trois ou quatre autres encore, et comme précisément c'est aujourd'hui samedi...
Mais il s'interrompit et tendant le bras vers la rue:
--Vite, reprit-il, regardez! Quand on parle du loup... Il est cinq heures vingt, voilà M. Favoral qui rentre...
C'était en effet le caissier du _Comptoir de crédit mutuel_, et véritablement tel que l'avait dépeint le marchand de vins. Et à le voir marcher, la tête baissée, on e?t dit qu'il cherchait sur le trottoir la place où il avait mis le pied le matin pour l'y remettre le soir. Toujours du même pas méthodique, il gagna sa maison, gravit ses deux étages et tirant son passe-partout, il entra chez lui.
C'était bien le logis de l'homme, et tout, dès l'antichambre, y dénon?ait la manie. Là évidemment, chaque meuble devait avoir sa place invariable, chaque objet irrévocablement sa tablette ou son clou.
Triste logis, d'ailleurs, accusant non pas la pauvreté précisément, mais de médiocres ressources et les artifices d'une économie qui se respecte. La propreté y atteignait les splendeurs du luxe, tout reluisait, mais il n'était pas un détail qui ne trah?t la main industrieuse de la ménagère s'obstinant à défendre son mobilier contre les ravages du temps. Le velours des fauteuils avait aux angles des reprises qu'on était tenté d'attribuer à l'aiguille d'une fée. On distinguait des points de laine neuve dans les dessins fanés des devants de foyer. Les rideaux avaient été retournés pour offrir toujours
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 108
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.