Labîme | Page 4

Wilkie Collins
lève.
Au fond d'une cour de la Cité de Londres, dans une petite rue escarpée,
tortueuse, et glissante, qui réunissait Tower Street à la rive de la Tamise,
se trouvait la maison de commerce de Wilding et Co., marchands de
vins. L'extrémité de la rue par laquelle on aboutissait à la rivière (si
toutefois on avait le sens olfactif assez endurci contre les mauvaises
odeurs pour tenter une telle aventure) avait reçu le nom d'Escalier du
Casse Cou. La cour elle-même n'était pas communément désignée
d'une façon moins pittoresque et moins comique: on l'appelait le
Carrefour des Écloppés[1].
[Note 1: Sic.]
Bien des années auparavant, on avait renoncé à s'embarquer au pied de
l'Escalier du Casse Cou et les mariniers avaient cessé d'y travailler. La
petite berge vaseuse avait fini par se confondre avec la rivière; deux ou
trois tronçons de pilotis, un anneau, et une amarre en fier rouillé, voilà
tout ce qui restait de la splendeur du Casse Cou. Il arrivait pourtant
encore de temps à autre qu'une barque chargée de houille vint y aborder
violemment. Quelques vigoureux chargeurs surgissaient alors de la
vase, déchargeaient le bateau, transportaient le charbon dans le
voisinage; et puis on ne les voyait plus. D'ordinaire le seul mouvement
commercial de l'Escalier du Casse Cou, c'était le transport des tonneaux
pleins et des bouteilles vides remplissant et désemplissant les caves,
entrant et sortant à grand bruit, chez Wilding et Co., marchands de vins.
Encore ce mouvement n'était-il pas de tous les goûts, et pendant trois
marées sur quatre, la sale eau grise de la rivière venait solitairement

battre de son écume et de sa vase l'amarre et l'anneau rouillé. On eût dit
que Madame la Tamise, ayant entendu parler du Doge et de
l'Adriatique, voulait, elle aussi, s'unir, au moyen de cet anneau, à son
Doge, le Très Honorable Lord Maire, le grand conservateur de sa
corruption et de ses souillures.
Vers la droite, à quelque deux cents mètres sur le monticule opposé,
(touchant au bas de l'Escalier fantastique), on trouvait le Carrefour des
Écloppés. Il appartenait tout entier à Wilding et Co., ce coin sordide.
Leurs caves étaient creusées par-dessous, leur maison s'élevait
par-dessus. Cette maison avait été réellement une habitation autrefois;
on voyait encore au-dessus de sa porte un antique auvent sans support,
ce qui était naguère l'ornement obligé de toute demeure habitée par un
bourgeois de Londres. Une longue rangée de petites fenêtres étroites
perçait cette morne façade de briques et la rendait symétriquement
disgracieuse; au-dessus de tout on avait perché certaine coupole, où se
balançait une cloche.
--Monsieur Bintrey,--dit Walter Wilding,--pensez-vous qu'un homme
de vingt-cinq ans qui peut se dire en mettant son chapeau: ce chapeau
couvre la tête du propriétaire de cette propriété et le maître des affaires
qui se font dans la maison, pensez-vous que cet homme, sans être
orgueilleux, n'ait point le droit de se déclarer satisfait de lui-même; le
pensez-vous?
Ainsi s'exprimait Walter Wilding dans son propre bureau, s'adressant à
son homme de loi, et tout de suite, pour joindre l'action à la parole, il
prit son chapeau, s'en coiffa, et remit ensuite ce meuble où il l'avait pris.
Il fit tout cela sans outrepasser les bornes de la modestie qui lui était
naturelle, car il était né modeste.
C'était un homme à l'air simple et franc, le plus naïf des hommes, que
Walter Wilding, avec son teint blanc et rose et son heureuse corpulence,
étonnante chez un garçon de vingt-cinq ans. Ses cheveux bruns frisaient
avec grâce, ses beaux yeux bleus avaient un attrait extraordinaire. Le
plus communicatif des hommes aussi bien que le plus candide, jamais il
ne trouvait assez de paroles pour épancher sa gratitude et sa joie quand
il croyait avoir quelque motif d'être reconnaissant ou joyeux.

Bintrey, au contraire, était un prudent compagnon, la réserve même.
Ses yeux pouvaient être comparés à deux petits globules clignotants qui
sortaient de deux grosses paupières au milieu d'une grosse tête chauve.
En ce moment, Wilding le réjouissait fort, il trouvait que le franc
langage du jeune homme et la simplicité de son coeur étaient deux
choses bien comiques.
--Oui,--dit-il,--je pense que vous avez le droit d'être satisfait.... Oui,
vraiment.... Ah! ah!
Il y avait sur le bureau, des biscuits, une carafe, et deux verres.
--Aimez-vous le vieux Porto de quarante-cinq ans?--dit Wilding.
--Si je l'aime?--répéta Bintrey,--mais vous m'en avez fait assez boire....
--C'est du meilleur coin de notre meilleure cave,--s'écria Wilding.
--Eh! oui. Je vous remercie, monsieur... excellent vin!
Puis il se mit à rire de nouveau tout en élevant son verre et lui faisant
les doux yeux. Il lui paraissait aussi bien plaisant qu'on pût se séparer
sans regret d'un pareil vin et surtout le faire boire gratis à personne.
--Maintenant,--reprit Wilding, qui apportait jusque dans la discussion
des affaires une gaieté d'enfant,--je crois
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