ces objets-là, ni un poète. Les choses qui nous 
touchent le plus, qui nous semblent les plus belles et les plus désirables 
sont précisément celles qui demeurent toujours vagues pour nous et en 
partie mystérieuses. La beauté, la vertu, le génie garderont à jamais leur 
secret. Ni le charme de Cléopâtre, ni la douceur de Saint 
François-d'Assise, ni la poésie de Racine ne se laisseront réduire en 
formules et, si ces objets relèvent de la science, c'est d'une science 
mêlée d'art, intuitive, inquiète et toujours inachevée. Cette science, ou 
plutôt cet art existe: c'est la philosophie, la morale, l'histoire, la critique, 
enfin tout le beau roman de l'humanité. 
Toute oeuvre de poésie ou d'art a été de tout temps un sujet de disputes 
et c'est peut-être un des plus grands attraits des belles choses que de 
rester ainsi douteuses, car, toutes, on a beau le nier, toutes sont 
douteuses. M. Brunetière ne veut pas convenir tout à fait de cette 
universelle et fatale incertitude. Elle répugne trop à son esprit 
autoritaire et méthodique, qui veut toujours classer et toujours juger. 
Qu'il juge donc, puisqu'il est judicieux! Et qu'il pousse ses arguments 
serrés dans l'ordre effrayant de la tortue, puisqu'enfin il est un critique 
guerrier! 
Mais ne peut-il pardonner à quelque innocent esprit de se mêler des 
choses de l'art avec moins de rigueur et de suite qu'il n'en a lui-même, 
et d'y déployer moins de raison, surtout moins de raisonnement; de 
garder dans la critique le ton familier de la causerie et le pas léger de la 
promenade; de s'arrêter où l'on se plaît et de faire parfois des 
confidences; de suivre ses goûts, ses fantaisies et même son caprice, à 
la condition d'être toujours vrai, sincère et bienveillant; de ne pas tout 
savoir et de ne pas tout expliquer; de croire à l'irrémédiable diversité 
des opinions et des sentiments et de parler plus volontiers de ce qu'il 
faut aimer. 
A. F.
LA VIE LITTÉRAIRE 
 
POURQUOI SOMMES-NOUS TRISTES[3]? 
[Note 3: Pierre Loti: Japoneries d'automne, 1 vol.--Guy de Maupassant: 
La Main gauche. 1 vol.] 
Pierre Loti nous a donné le journal des dernières semaines qu'il a 
passées au Japon; ce sont des pages exquises, infiniment tristes. Qu'il 
décrive Kioto, la ville sainte, et ses temples habités par des monstres 
séculaires, qu'il nous montre la belle société d'Yeddo déguisée à 
l'européenne et dansant nos quadrilles, ou qu'il évoque l'impératrice 
Harou-Ko dans sa grâce hiératique et bizarre, Loti répand une tristesse 
vague, subtile et pénétrante qui vous enveloppe comme une brume et 
dont le goût âcre, l'amer parfum, vous restent au coeur. D'où vient qu'il 
est désolé et qu'il nous désole? Qu'est-ce qui lui fait sentir ainsi le mal 
de vivre? Est-ce la monotonie sans fin des formes et des couleurs que 
déroule ce peuple falot au milieu duquel il passe en regardant? Est-ce le 
rire éternel de ces jolies petites bêtes aux yeux bridés, de ces mousmés 
toutes semblables les unes aux autres avec leur coiffure aux longues 
épingles et le grand noeud de leur ceinture? Est-ce l'inexprimable odeur 
de cette race jaune, le je ne sais quoi qui fait que l'âme nippone est en 
horreur à la nôtre? Est-il triste parce qu'il se sent seul parmi des milliers 
d'êtres ou parce qu'il passe et va quitter tout ce qu'il voit, mourir à 
toutes ces choses? Sans doute tout cela le trouble et l'afflige. Il 
s'inquiète en voyant des êtres qui sont des hommes et qui, pourtant, ne 
sont point ses semblables. Un ennui charmant et cruel le prend au 
milieu de ces signes étranges dont le sens profond lui sera à jamais 
caché. 
En contemplant, dans le temple des «huit drapeaux», la robe semée 
d'oiseaux que portait, il y a dix-huit siècles, Gziné-you-Koyo, la reine 
guerrière, il souffre du désir de ressaisir tout le charme héroïque de 
cette ombre insaisissable; il se sent malheureux de ne pouvoir 
embrasser ce merveilleux fantôme. Ce sont là, sans doute, des 
souffrances assez rares, mais il les éprouve, et les jeunes Japonaises, les
mousmés ne l'ont point consolé. Il demanda, on le sait, à madame 
Chrysanthème des rêves qu'elle ne put lui donner. D'ailleurs, les amours 
d'un blanc avec ces petites bêtes jaunes, un peu femmes et un peu 
potiches, ne sont pas de nature à donner au coeur une paisible 
allégresse. Ce sont des hymens impies. On ne commet point 
impunément le crime des anges qui s'unirent aux filles des hommes. 
L'antipathie de la race blanche pour la race jaune est si naturelle qu'il y 
a presque de la monstruosité à la vaincre. Et pourtant nous avons un tel 
besoin de sympathie, nous sommes si bien faits pour nous attacher et 
prendre racine, que nous ne pouvons rien quitter sans arrachement et 
que tout départ sans retour nous a un goût amer. Comme ce sentiment    
    
		
	
	
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