et des bibliographes. Son dessin n'est pas 
plus grand que le creux de la main, mais qui l'a vu une fois ne peut plus 
l'oublier. Vous le trouverez dans une suite de caricatures qu'il publia 
lors de la guerre de Crimée, sous ce titre: la Sainte Russie, et qui n'est 
pas, je dois le dire, la plus heureuse inspiration de son talent et de son 
patriotisme. 
Il faut voir ce Nestor. Il est dans sa cellule avec ses livres et ses papiers. 
Assis comme un homme qui aime à s'asseoir, la tête enfoncée dans son 
capuchon, le nez sur sa table, il écrit. Tout le pays alentour est livré au 
massacre et à l'incendie. Les flèches obscurcissent l'air. Le couvent 
même de Nestor est si furieusement assailli que des pans de mur 
s'écroulent de toutes parts. Le bon moine écrit. Sa cellule, épargnée par 
miracle, reste accrochée à un pignon comme une cage à une fenêtre. 
Des archers s'entassent sur ce qui reste des toits, marchent comme des 
mouches le long des murs et tombent comme la grêle sur le sol hérissé 
de lances et d'épées. On se bat jusque dans sa cheminée; il écrit. Une 
commotion terrible renverse son encrier; il écrit encore. Voilà ce que 
c'est que de vivre dans les bouquins! Voilà le pouvoir des paperasses! 
Les bibliothèques abritent encore aujourd'hui quelques sages 
semblables au moine Nestor. Ils y viennent accomplir le travail de 
patience qui remplit leur vie et qui comble leur âme; ils ne manquent 
pas une séance, même dans les jours de troubles et de révolution. 
Ils sont heureux. N'en parlons plus. Mais j'en connais plusieurs, d'un 
esprit fort différent. Ceux-ci cherchent dans les livres toutes sortes de 
beaux secrets sur les hommes et les choses. Ils cherchent toujours et 
leur esprit ne demeure jamais en repos. Si les livres apportent la paix 
aux pacifiques, ils troublent les âmes inquiètes. Je sais, pour ma part,
beaucoup d'âmes inquiètes. Elles ont tort de se plonger dans trop de 
lecture. Voyez, par exemple, ce qu'il advint à don Quichotte pour avoir 
dévoré les quatre volumes d'Amadis de Gaule et une douzaine d'autres 
beaux romans. Ayant lu des récits enchanteurs, il crut aux 
enchantements. Il crut que la vie était aussi belle que les contes, et il fit 
mille folies qu'il n'aurait point faites, s'il n'avait pas eu l'esprit de lire. 
Un livre est, selon Littré, la réunion de plusieurs cahiers de pages 
manuscrites ou imprimées. Cette définition ne me contente pas. Je 
définirais le livre une oeuvre de sorcellerie d'où s'échappent toutes 
sortes d'images qui troublent les esprits et changent les coeurs. Je dirai 
mieux encore: le livre est un petit appareil magique qui nous transporte 
au milieu des images du passé ou parmi des ombres surnaturelles. Ceux 
qui lisent beaucoup de livres sont comme des mangeurs de haschisch. 
Ils vivent dans un rêve. Le poison subtil qui pénètre leur cerveau les 
rend insensibles au monde réel et les jette en proie à des fantômes 
terribles ou charmants. Le livre est l'opium de l'Occident. Il nous 
dévore. Un jour viendra où nous serons tous bibliothécaires, et ce sera 
fini. 
Aimons les livres comme l'amoureuse du poète aimait son mal. 
Aimons-les; ils nous coûtent assez cher. Aimons-les; nous en mourons. 
Oui, les livres nous tuent. Croyez-m'en, moi qui les adorai, moi qui me 
donnai longtemps à eux sans réserve. Les livres nous tuent. Nous en 
avons trop et de trop de sortes. Les hommes ont vécu de longs âges 
sans rien lire, et c'est précisément le temps où ils firent les plus grandes 
choses et les plus utiles, car c'est le temps où ils passèrent de la barbarie 
à la civilisation. Pour être sans livres, ils n'étaient pas alors tout à fait 
dénués de poésie et de morale; ils savaient par coeur des chansons et de 
petits catéchismes. Dans leur enfance les vieilles femmes leur contaient 
Peau-d'Âne et le Chat botté, dont on a fait beaucoup plus tard des 
éditions pour les bibliophiles. Les premiers livres furent de grosses 
pierres, couvertes d'inscriptions en style administratif et religieux. 
Il y a longtemps de cela. Quels effroyables progrès nous avons 
accompli depuis lors! Les livres se sont multipliés d'une façon 
merveilleuse au XVIe siècle et au XVIIIe. Aujourd'hui la production en
est centuplée. Voici qu'on publie, seulement à Paris, cinquante volumes 
par jour; sans compter les journaux. C'est une orgie monstrueuse. Nous 
en sortirons fous. La destinée de l'homme est de tomber successivement 
dans des excès contraires. Au moyen âge, l'ignorance enfantait la peur. 
Il régnait alors des maladies mentales que nous ne connaissons plus. 
Maintenant, nous courons, par l'étude, à la paralysie générale. N'y 
aurait-il pas plus de sagesse et d'élégance à garder la mesure? 
Soyons des bibliophiles et lisons nos livres; mais ne les prenons point 
de toutes mains;    
    
		
	
	
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