le théâtre créé! Qui donc a dit:--Des poupées et des 
chansons, c'est déjà presque tout Shakespeare? 
 
GUSTAVE FLAUBERT[3] 
[Note 3: À propos de sa Correspondance. In-18, Charpentier, éditeur] 
C'était en 1873, un dimanche d'automne. J'allai le voir tout ému. Je me 
tenais le coeur en sonnant à la porte du petit appartement qu'il habitait 
alors rue Murillo. Il vint lui-même ouvrir. De ma vie je n'avais vu rien 
de semblable. Sa taille était haute, ses épaules larges; il était vaste, 
éclatant et sonore; il portait avec aisance une espèce de caban marron, 
vrai vêtement de pirate; des braies amples comme une jupe lui 
tombaient sur les talons. Chauve et chevelu, le front ridé, l'oeil clair, les 
joues rouges, la moustache incolore et pendante, il réalisait tout ce que 
nous lisons des vieux chefs scandinaves, dont le sang coulait dans ses 
veines, mais non point sans mélange. 
Issu d'un Champenois et d'une Bas-Normande de vieille souche,
Gustave Flaubert était bien un fils de la femme, l'enfant de sa mère. Il 
semblait tout Normand, non point Normand de terre, vassal de la 
couronne de France, fils paisible et dégénéré des compagnons de Rolf, 
bourgeois ou vilain, procureur ou laboureur, de génie avide et cauteleux, 
ne disant ni oui ni vere; mais bien Normand des mers, roi du combat, 
vieux Danois venu par la route des cygnes, n'ayant jamais dormi sous 
un toit de planches ni vidé près d'un foyer humain la corne pleine de 
bière, aimant le sang des prêtres et l'or enlevé aux églises, attachant son 
cheval dans les chapelles des palais, nageur et poète, ivre, furieux, 
magnanime, plein des dieux nébuleux du Nord et gardant jusque dans 
le pillage son inaltérable générosité. 
Et son air ne mentait point. Il était cela, en rêve. 
Il me tendit sa belle main de chef et d'artiste, me dit quelques bonnes 
paroles, et, dès lors, j'eus la douceur d'aimer l'homme que j'admirais. 
Gustave Flaubert était très bon. Il avait une prodigieuse capacité 
d'enthousiasme et de sympathie. C'est pourquoi il était toujours furieux. 
Il s'en allait en guerre à tout propos, ayant sans cesse une injure à 
venger. Il en était de lui comme de don Quichotte, qu'il estimait tant. Si 
don Quichotte avait moins aimé la justice et senti moins d'amour pour 
la beauté, moins de pitié pour la faiblesse, il n'eût point cassé la tête au 
muletier biscayen ni transpercé d'innocentes brebis. C'étaient tous deux 
de braves coeurs. Et tous deux ils firent le rêve de la vie avec une 
héroïque fierté qu'il est plus facile de railler que d'égaler. À peine 
étais-je depuis cinq minutes chez Flaubert que le petit salon, tendu de 
tapis d'Orient, ruisselait du sang de vingt mille bourgeois égorgés. En 
se promenant de long en large, le bon géant écrasait sous les talons les 
cervelles des conseillers municipaux de la ville de Rouen. 
Il fouillait des deux mains les entrailles de M. Saint-Marc Girardin. Il 
clouait aux quatre murs les membres palpitants de M. Thiers, coupable, 
je crois, d'avoir fait mordre la poussière à des grenadiers dans un terrain 
détrempé par les pluies. Puis, passant de la fureur à l'enthousiasme, il se 
mit à réciter d'une voix ample, sourde et monotone, le début d'un drame 
inspiré d'Eschyle, les Érinnyes, que M. Leconte de Lisle venait de faire 
jouer à l'Odéon. Ces vers étaient fort beaux en effet, et Flaubert avait
bien raison de les louer. Mais son admiration s'étendit aux acteurs; il 
parla avec une cordialité violente et terrible de madame Marie Laurent, 
qui tenait dans ce drame le rôle de Klytaimnestra. En parlant d'elle, il 
semblait caresser une bête monstrueuse. Quand ce fut le tour de l'acteur 
qui jouait Agamemnon, Flaubert éclata. Cet acteur était un confident de 
tragédie vieilli dans son modeste emploi, las, désabusé, perclus de 
rhumatismes; son jeu se ressentait grandement de ces misères 
physiques et morales. Il y avait des jours où le pauvre homme pouvait à 
peine se mouvoir sur la scène. Il avait épousé, vers le tard, une 
ouvreuse de théâtre; il comptait se reposer bientôt avec elle à la 
campagne, loin des planches et des petits bancs. Il se nommait Laute, je 
crois, était pacifique et demandait justement la paix promise sur la terre 
aux hommes de bonne volonté. Mais notre bon Flaubert ne l'entendait 
pas ainsi. Il exigeait que le bonhomme Laute fournît une nouvelle et 
royale carrière. 
--Il est immense, s'écriait-il! C'est un chef barbare, un dynaste d'Argos, 
il est archaïque, préhistorique, légendaire, homérique, rapsodique, 
épique! Il a l'immobilité sacrée! Il ne bouge pas... C'est grand! c'est 
divin! Il est fait comme une statue de Dédale, habillée par des vierges. 
Avez-vous vu au Louvre un petit bas-relief de vieux style grec, tout 
asiatique, qui a été trouvé dans l'île de Samothrace et qui représente 
Agamemnon, Tathybios et Epeus avec    
    
		
	
	
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