ciel, par leurs bouches géantes, 
des vomissements tortueux de fumée, retombés aussitôt sur la ville en 
une pluie noire de suie, que la brise déplace de quartier en quartier, 
comme une neige d'enfer. 
N'allez point dans ce port, canotiers-caboteurs qui aimez garder sans 
tache les voiles blanches de vos petits navires. 
Savone est gentille pourtant, bien italienne, avec des rues étroites, 
amusantes, pleine de marchands agités, de fruits étalés par terre, de 
tomates écarlates, de courges rondes, de raisins noirs ou jaunes et 
transparents comme s'ils avaient bu de la lumière, de salades vertes 
épluchées à la hâte et dont les feuilles semées à foison sur les pavés ont 
l'air d'un envahissement de la ville par les jardins. 
En revenant à bord du yacht j'aperçois tout à coup, le long du quai, dans 
une balancelle napolitaine, sur une immense table tenant tout le pont, 
quelque chose d'étrange comme un festin d'assassins. 
Sanglants, d'un rouge de meurtre, couvrant le bateau entier d'une 
couleur et, au premier coup d'oeil, d'une émotion de tuerie, de massacre, 
de viande déchiquetée, s'étalent, devant trente matelots aux figures 
brunes, soixante ou cent quartiers de pastèques pourpres éventrées. 
On dirait que ces hommes joyeux mangent à pleines dents de la bête 
saignante comme les fauves dans les cages. C'est une fête. On a invité 
les équipages voisins. On est content. Les bonnets rouges sur les têtes 
sont moins rouges que la chair du fruit. 
Quand la nuit fut tout à fait tombée, je retournai dans la ville.
Un bruit de musique m'attirant me la fit traverser tout entière. Je trouvai 
une avenue que suivaient par groupes la bourgeoisie et le peuple, 
lentement, allant vers ce concert du soir, que lui donne deux ou trois 
fois par semaine l'orchestre municipal. 
Ces orchestres, sur cette terre musicienne, valent, même dans les petites 
villes, ceux de nos bons théâtres. Je me rappelai celui que j'avais 
entendu du pont de mon bateau l'autre nuit, et dont le souvenir me 
restait comme celui d'une des plus douces caresses qu'une sensation 
m'ait jamais données. 
L'avenue aboutissait sur une place qui allait se perdre sur la plage, et là, 
dans l'ombre à peine éclairée par les taches espacées et jaunes des becs 
de gaz, cet orchestre jouait je ne sais trop quoi, au bord des flots. 
Les vagues un peu lourdes, bien que le vent du large fût tout à fait 
tombé, traînaient le long du rivage leur bruit monotone et régulier qui 
rythmait le chant vif des instruments; et le firmament violet, d'un violet 
presque luisant, doré par une infinie poussière d'astres, laissait tomber 
sur nous une nuit sombre et légère. Elle couvrait de ses ténèbres 
transparentes la foule silencieuse à peine chuchotante, marchant à pas 
lents autour du cercle des musiciens ou bien assise sur les bancs de la 
promenade, sur de grosses pierres abandonnées le long de la grève, sur 
d'énormes poutres étalées à terre auprès de la haute carcasse de bols, 
aux côtes encore entr'ouvertes, d'un grand navire en construction. 
Je ne sais pas si les femmes de Savone sont jolies, mais je sais qu'elles 
se promènent presque toutes nu-tête, le soir, et qu'elles ont toutes un 
éventail à la main. C'était charmant, ce muet battement d'ailes 
prisonnières, d'ailes blanches, tachetées ou noires, entrevues, 
frémissantes comme de gros papillons de nuit tenus entre des doigts. 
On retrouvait, à chaque femme rencontrée, dans chaque groupe errant 
ou reposé, ce volettement captif, ce vague effort pour s'envoler des 
feuilles balancées qui semblaient rafraîchir l'air du soir, y mêler 
quelque chose de coquet, de féminin, de doux à respirer pour une 
poitrine d'homme. 
Et voilà qu'au milieu de cette palpitation d'éventails et de toutes ces
chevelures nues autour de moi, je me mis à rêver niaisement comme en 
des souvenirs de contes de fées, comme je faisais au collège, dans le 
dortoir glacé, avant de m'endormir, en songeant au roman dévoré en 
cachette sous le couvercle du pupitre. Parfois ainsi, au fond de mon 
coeur vieilli, empoisonné d'incrédulité, se réveille pendant quelques 
instants, mon petit coeur naïf de jeune garçon. 
* * * * * 
Une des plus belles choses qu'on puisse voir au monde: Gênes, de la 
haute mer. 
Au fond du golfe, la ville se soulève comme si elle sortait des flots, au 
pied de la montagne. Le long des deux côtes qui s'arrondissent autour 
d'elle pour l'enfermer, la protéger et la caresser, dirait-on, quinze petites 
cités, des voisines, des vassales, des servantes, reflètent et baignent 
dans l'eau leurs maisons claires. Ce sont, à gauche de leur grande 
patronne, Cogoleto, Arenzano, Voltri, Pra, Pegli, Sestri-Ponente, San 
Fier d'Arena; et, à droite, Sturla, Quarto, Quinto, Nervi, Bogliasco, Sori, 
Recco, Camogli, dernière tache blanche sur le cap de Porto-Fino, qui 
ferme le golfe au sud-est. 
Gênes au-dessus de son port immense se dresse sur les    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.