l'accident dont j'avais été victime n'avait 
pas troublé mon cerveau: mes frères et soeurs me croyaient innocent, 
c'est-à-dire à peu près idiot; les enfants du village avaient peur du petit 
sauvage de la Maison d'eau et m'appelaient le fou. 
Si jeune que je fusse, j'étais profondément blessé d'être ainsi méconnu 
de tout le monde. Lorsque en menant paître nos vaches, j'étais assis 
solitaire, pendant de longues journées, au bord de la prairie, il m'arrivait 
parfois de pleurer amèrement pendant des heures entières; parce que je 
ne pouvais point parler, et que les autres enfants, avec qui j'eusse tant 
aimer de jouer, se moquaient de moi et m'évitaient à cause de mon 
infirmité! Je me sentais la force de prouver que je ne méritais pas le 
nom de fou; j'avais soif d'amitié, et même d'estime, et peut-être y 
avait-il en moi une sorte d'orgueil qui m'inspirait un désir maladif de 
me distinguer par l'une ou l'autre qualité. 
Peut-être trouverait-on dans cette aspiration confuse de mon esprit la 
raison du travail singulier dont je m'occupais sans cesse. Jamais je 
n'allais à la prairie sans avoir dans ma poche quelques petits morceaux 
de saule. Je m'appliquais à y tailler avec mon couteau des images de 
bêtes et de gens, et souvent je restais des journées entières absorbé dans 
mon travail, la sueur au front. Si je réussissais, d'après mon idée, à tirer 
du bois une figure plus ou moins ressemblante, je sautais, je dansais et 
je riais comme si j'avais remporté quelque victoire; mais si, malgré mes 
efforts, aucune figure reconnaissable n'apparaissait sous mon couteau, 
je laissais tomber mon oeuvre avec découragement, et je me tordais les 
bras de dépit et de chagrin. 
Mon père, quand je lui montrais mes figures de bois, levait les épaules
avec une triste compassion. La vanité singulière que je paraissais tirer 
de mes grossières et ridicules ébauches le chagrinait comme s'il eût vu 
une raison de plus pour douter de la clarté de mon intelligence. 
Quant à moi, il me suffisait que ma mère sourit quelquefois à mon 
travail, que mes soeurs s'amusassent à jouer avec mes figures, et 
qu'aucun de mes deux frères, plus âgés que moi cependant, ne sût en 
faire autant. 
Un jour, j'avais travaillé avec ardeur, depuis le matin jusque bien avant 
dans l'après-midi, à imiter la figure de notre vieux curé. Lorsque je 
regarde aujourd'hui ce pitoyable essai, il me ferait rougir de honte si un 
souvenir précieux et sacré pour moi n'y était attaché;--Mais alors il me 
sembla si bien réussi, que j'en fus transporté de joie et que, en ramenant 
les vaches à l'étable, je tirai au moins cent fois de ma poche l'informe 
figure pour l'admirer. Que le corps et les vêtements ressemblassent de 
près ou de loin à ceux du curé, ce n'était pas cela qui m'inquiétait; mais 
j'avais imité facilement son tricorne, et cela, du moins, était 
reconnaissable au premier coup d'oeil. 
De crainte que mes soeurs ne voulussent jouer avec ma petite statuette, 
je la tins cachée et ne la montrai pas en rentrant au logis. 
Je m'assis dans un coin de la chambre, la main dans la poche, caressant 
mon chef-d'oeuvre, et plongé dans de douces pensées. 
Mon père était allé à la ville pour les affaires de son commerce; ma 
mère, mes frères et mes soeurs étaient à la maison et parlaient du 
propriétaire de notre ferme. Ils avaient appris qu'il était l'acquéreur du 
château de Bodeghem, et que ce jour même, il était venu au village 
dans une belle voiture pour visiter sa nouvelle propriété. 
Ma mère parlait à voix basse, pour ne pas éveiller l'attention de 
l'innocent muet; car il ne savait que se taire et rester immobile, ou crier 
comme un possédé. 
Pendant que ma mère causait de cette importante nouvelle, la porte 
s'ouvrit tout à coup, et une dame richement vêtue entra dans notre
demeure, tenant à la main une petite demoiselle qui avait à peine une 
année de moins que moi. 
Cette dame était la femme de notre propriétaire, et elle connaissait 
très-bien ma mère, pour avoir reçu plusieurs fois de ses mains le prix de 
son fermage. Aussi se mit-elle à lui parler familièrement de la maison 
de campagne que son mari venait d'acheter, ajoutant que désormais elle 
aurait plus d'une fois l'occasion, durant la belle saison, d'aller voir les 
gens qui habitaient les fermes que M. Pavelyn, son mari, possédait dans 
les environs. 
Mes frères et soeurs écoutaient curieusement ce que disait cette dame. 
Pour moi, j'avais sauté sur mes pieds, et je me tenais debout, comme 
frappé d'immobilité, devant la petite demoiselle. Mes membres 
tremblaient, mes yeux brillaient d'admiration, mon coeur battait 
violemment, et, pour la première fois de ma vie, l'émotion qui m'agitait 
ne se manifesta point par des cris sauvages. 
L'apparition d'un ange, tel que je    
    
		
	
	
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