Bodeghem depuis longtemps déjà? 
--Depuis au moins quarante ans. 
--Peut-être votre nom ne m'est-il pas inconnu. 
Le vieillard secoua la tête, et répondit après une pause: 
--Vous êtes encore trop jeune, monsieur, pour connaître mon nom. Ce 
n'est pas que, dans le monde des arts, on n'ait fait quelque bruit autour 
de ce nom; mais cela ne dura pas longtemps; plus de trente ans se sont 
écoulés depuis. 
--N'avez-vous jamais exposé quelqu'une de vos oeuvres? demandai-je. 
--Une seule fois. C'était en 1824. Il y avait un grand mouvement dans le
domaine des arts, parce que la paix donnait l'essor à toutes les forces 
vives de la nation. Malheureusement, chacun était assujetti à ces règles 
étroites que la prétendue école de David avait tracées comme des 
conditions de la beauté; on voulait imiter en tout l'antiquité grecque, 
mais on ne lui avait emprunté que l'apparence et les formes matérielles, 
et, faute d'une âme qui pût animer les créations de la nouvelle école, on 
avait eu recours aux poses théâtrales et aux gestes exagérés. Toute 
figure, peinte ou sculptée, qui n'était pas roide, solennelle et sans âme, 
ne pouvait trouver grâce aux yeux d'un public dont le goût était perverti. 
C'est dans ces circonstances que j'exposai ma première oeuvre. 
--C'était une statue couchée, en marbre: une jeune fille, étendue sur son 
lit de mort, tenant encore le crucifix dans des mains jointes, comme la 
mort l'avait surprise. J'avais éclairé les traits sans vie de ma statue d'un 
joyeux sourire, d'une expression de confiance, d'espoir et de béatitude. 
Mon but était de fixer sur le marbre le moment suprême où l'âme quitte 
le corps et le force cependant encore à manifester la joie que lui fait 
éprouver la certitude d'une vie meilleure. Cette oeuvre, que j'avais 
nommée _le Pressentiment de l'éternité_, souleva une sorte d'émeute 
parmi les artistes. La plupart se déchaînèrent contre moi avec une 
espèce de fureur et critiquèrent ma statue comme le fruit d'un esprit 
malade, et comme une hérésie contre les préceptes alors en honneur. En 
effet, les formes de ma statue étaient maigres, délicates, fines et 
rêveuses: la forme matérielle était sacrifiée à l'expression morale d'une 
idée ou d'un sentiment. Il y eut aussi beaucoup de personnes qui 
parurent admirer mon oeuvre, et qui m'encouragèrent en me disant que 
j'étais prédestiné à faire une révolution dans l'école, et à élever l'art 
chrétien au-dessus de l'art païen; mais plus je trouvai de défenseurs, 
plus je vis s'élever contre moi d'ennemis acharnés. Si la lutte s'était 
bornée à la discussion des défauts et des mérites de ma statue, je n'y 
eusse point succombé; mais mes adversaires, aveuglés par la passion, 
se mirent à chercher dans mon passé des prétextes pour me livrer à la 
risée du public. Ils firent, sans le vouloir, saigner mon coeur par de 
profondes blessures, et profanèrent des souvenirs qui m'étaient plus 
chers que la vie. Depuis ce moment, j'ai eu peur de la publicité, et je 
n'ai plus jamais rien exposé.
Il y avait dans les paroles du vieillard, un calme touchant et une 
émouvante sérénité. En ce moment, sa figure me parut si noble et si 
majestueuse, que j'en fus profondément ému, et ce ne fut qu'après un 
moment de réflexion que je lui demandai: 
--Et ne travaillez-vous plus du tout, maintenant? 
--Je travaille encore de temps en temps, dit-il. Il me serait impossible 
de m'en abstenir, lors même que je le voudrais. L'art est devenu pour 
mon coeur un besoin impérieux, parce qu'il est la baguette magique 
avec laquelle j'évoque les plus douces pensées de mon passé, et me 
transporte dans le printemps de ma vie. 
Le chemin était devenu très-sablonneux, et nous avancions à 
grand'peine. Cela interrompit notre conversation pendant quelques 
minutes. Lorsque je pus reprendre ma place à côté du vieillard, je lui 
demandai: 
--Si je ne me trompe, vous avez lu quelques-uns de mes ouvrages. Vous 
aimez donc la littérature? 
--Je ne lis pas beaucoup, répondit-il; cependant Je possède la plupart de 
vos oeuvres. 
--Et ont-elles su vous plaire? 
--Vos récits de la Campine, et vos esquisses morales surtout; oui, plus 
que vous ne sauriez vous l'imaginer. Il en est que j'ai relus plus de dix 
fois. Ce ne sont pas les histoires mêmes qui me font encore plaisir après 
plusieurs lectures; c'est le ton, une sorte d'harmonie secrète qui 
s'accorde avec mon humeur et qui me ravit. 
Je regardai le vieillard d'un oeil interrogateur pour obtenir de plus 
amples explications. 
--Dans les récits dont je veux parler, dit-il, règnent une sorte de 
simplicité naïve, de douce sensibilité et d'inébranlable espérance: un 
sentiment sincère d'admiration de la nature, de reconnaissance envers
Dieu, et d'amour de l'humanité. Ces lectures m'ont souvent touché 
vivement, mais elles ne me fatiguent pas; et quand j'ai fini un de ces 
ouvrage, je me sens consolé, je suis plus    
    
		
	
	
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