la princesse Droubetzkoï fit naître un léger remords au
fond de sa conscience. Ce qu'elle lui avait rappelé était la vérité. Il
devait en effet à son père d'avoir fait les premiers pas dans la carrière. Il
avait aussi remarqué qu'elle était du nombre de ces femmes, de ces
mères surtout, qui n'ont ni cesse ni repos tant que le but de leur
opiniâtre désir n'est pas atteint, et qui sont prêtes, le cas échéant, à
renouveler à toute heure les récriminations et les scènes. Cette dernière
considération le décida.
«Chère Anna Mikhaïlovna, lui dit-il de sa voix ennuyée et avec sa
familiarité habituelle, il m'est à peu près impossible de faire ce que
vous me demandez; cependant j'essayerai pour vous prouver mon
affection et le respect que je porte à la mémoire de votre père. Votre fils
passera dans la garde, je vous en donne ma parole! Êtes-vous contente?
--Cher ami, vous êtes mon bienfaiteur! Je n'attendais pas moins de vous,
je connaissais votre bonté! Un mot encore, dit-elle, le voyant prêt à la
quitter. Une fois dans la garde... et elle s'arrêta confuse.... Vous qui êtes
dans de bons rapports avec Koutouzow, vous lui recommanderez bien
un peu Boris, n'est-ce pas, afin qu'il le prenne pour aide de camp? Je
serai alors tranquille, et jamais je ne...»
Le prince Basile sourit:
«Cela, je ne puis vous le promettre. Depuis que Koutouzow a été
nommé général en chef, il est accablé de demandes. Lui-même m'a
assuré que toutes les dames de Moscou lui proposaient leurs fils
comme aides de camp.
--Non, non, promettez, mon ami, mon bienfaiteur, promettez-le-moi, ou
je vous retiens encore!
--Papa! répéta du même ton la belle Hélène, nous serons en retard.
--Eh bien! au revoir, vous voyez, je ne puis....
--Ainsi, demain vous en parlerez à l'empereur?
--Sans faute; mais quant à Koutouzow, je ne promets rien!
--Mon Basile,» reprit Anna Mikhaïlovna en l'accompagnant avec un
sourire de jeune coquette sur les lèvres, et en oubliant que ce sourire,
son sourire d'autrefois, n'était plus guère en harmonie avec sa figure
fatiguée. Elle ne pensait plus en effet à son âge et employait sans y
songer toutes ses ressources de femme. Mais, à peine le prince eut-il
disparu, que son visage reprit une expression froide et tendue. Elle
regagna le cercle au milieu duquel le vicomte continuait son récit, et fit
de nouveau semblant de s'y intéresser, en attendant, puisque son affaire
était faite, l'instant favorable pour s'éclipser.
«Mais que dites-vous de cette dernière comédie du sacre de Milan?
demanda Mlle Schérer, et des populations de Gênes et de Lucques qui
viennent présenter leurs voeux à M. Buonaparte. M. Buonaparte assis
sur un trône et exauçant les voeux des nations? Adorable! Non, c'est à
en devenir folle! On dirait que le monde a perdu la tête.»
Le prince André sourit en regardant Anna Pavlovna.
«Dieu me la donne, gare à qui la touche,» dit-il.
C'étaient les paroles que Bonaparte avaient prononcées en mettant la
couronne sur sa tête.
«On dit qu'il était très beau en prononçant ces paroles,» ajouta-t-il, en
les répétant en italien: «Dio mi la dona, guai a chi la toca!»
«J'espère, continua Anna Pavlovna, que ce sera là la goutte d'eau qui
fera déborder le vase. En vérité, les souverains ne peuvent plus
supporter cet homme, qui est pour tous une menace vivante.
--Les souverains! Je ne parle pas de la Russie, dit le vicomte poliment
et avec tristesse, les souverains, madame? Qu'ont-ils fait pour Louis
XVI, pour la reine, pour Madame Élisabeth? Rien, continua-t-il en
s'animant, et, croyez-moi, ils sont punis pour avoir trahi la cause des
Bourbons. Les souverains? Mais ils envoient des ambassadeurs
complimenter l'Usurpateur[5]...» Et, après avoir poussé une
exclamation de mépris, il changea de pose.
Le prince Hippolyte, qui n'avait cessé d'examiner le vicomte à travers
son lorgnon, se tourna à ces mots tout d'une pièce vers la petite
princesse pour lui demander une aiguille, avec laquelle il lui dessina sur
la table l'écusson des Condé, et il se mit à le lui expliquer avec une
gravité imperturbable, comme si elle l'en avait prié:
«Bâton de gueules engrêlés de gueule et d'azur, maison des Condé.»
La princesse écoutait et souriait.
«Si Bonaparte reste encore un an sur le trône de France, dit le vicomte,
en reprenant son sujet comme un homme habitué à suivre ses propres
pensées sans prêter grande attention aux réflexions d'autrui dans une
question qui lui est familière, les choses n'en iront que mieux: la société
française, je parle de la bonne, bien entendu, sera à jamais détruite par
les intrigues, la violence; l'exil et les condamnations... et alors...»
Il haussa les épaules en levant les bras au ciel. Pierre voulut intervenir
mais Anna Pavlovna, qui le guettait, le devança.
«L'empereur Alexandre, commença-t-elle avec cette inflexion de

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