La guerre et la paix, Tome I | Page 6

Leo Nikoleyevich Tolstoy
sourire.
La petite princesse avait également quitté la table de thé.
«Attendez, je vais prendre mon ouvrage. Eh bien! que faites-vous? À
quoi pensez-vous? dit-elle à Hippolyte. Apportez-moi donc mon
ridicule.»

La princesse, riant et parlant à la fois, avait causé un déplacement
général.
«Je suis très bien ici,» continua-t-elle en s'asseyant pour recevoir son
ridicule des mains du prince Hippolyte, qui avança un fauteuil et se
plaça à côté d'elle.
Le «charmant Hippolyte» ressemblait d'une manière frappante à sa
soeur, «la belle des belles,» quoiqu'il fût remarquablement laid. Les
traits étaient les mêmes, mais chez sa soeur ils étaient transfigurés par
ce sourire invariablement radieux, satisfait, plein de jeunesse, et par la
perfection classique de toute sa personne; sur le visage du frère se
peignait au contraire l'idiotisme, joint à une humeur constamment
boudeuse; sa personne était faible et malingre; ses yeux, son nez, sa
bouche paraissaient se confondre en une grimace indéterminée et
ennuyée, tandis que ses pieds et ses mains se tordaient et prenaient des
poses impossibles.
«Est-ce une histoire de revenants? demanda-t-il en portant son lorgnon
à ses yeux comme si cet objet devait lui rendre l'élocution plus facile.
--Pas le moins du monde, dit le narrateur stupéfait.
--C'est que je ne puis les souffrir,» reprit Hippolyte, et l'on comprit à
son air qu'il avait senti après coup la portée de ses paroles; mais il avait
tant d'aplomb qu'on se demandait, chaque fois qu'il parlait, s'il était bête
ou spirituel. Il portait un habit à pans, vert foncé, des inexpressibles
couleurs «chair de nymphe émue», selon sa propre expression, des bas
et des souliers à boucles.
Le vicomte conta fort agréablement l'anecdote qui circulait sur le duc
d'Enghien; il s'était, disait-on, rendu secrètement à Paris pour voir Mlle
Georges, et il y avait rencontré Bonaparte, que l'éminente artiste
favorisait également. La conséquence de ce hasard malheureux avait
été pour Napoléon un de ces évanouissements prolongés auxquels il
était sujet et qui l'avait mis au pouvoir de son ennemi. Le duc n'en avait
pas profité; mais Bonaparte s'était vengé plus tard de cette généreuse
conduite en le faisant assassiner. Ce récit, plein d'intérêt, devenait

surtout émouvant au moment de la rencontre des deux rivaux, et les
dames s'en montrèrent émues.
«C'est charmant, murmura Anna Pavlovna en interrogeant des yeux la
petite princesse.
--Charmant!» reprit la petite princesse en piquant son aiguille dans son
ouvrage pour faire voir que l'intérêt et le charme de l'histoire
interrompaient son travail.
Le vicomte goûta fort cet éloge muet, et il s'apprêtait à continuer
lorsqu'Anna Pavlovna, qui n'avait pas cessé de surveiller le terrible
Pierre, le voyant aux prises avec l'abbé, se précipita vers eux pour
prévenir le danger. Pierre avait en effet réussi à engager l'abbé dans une
conversation sur l'équilibre politique, et l'abbé, visiblement enchanté de
l'ardeur ingénue de son jeune interlocuteur, lui développait tout au long
son projet tendrement caressé; tous deux parlaient haut, avec vivacité et
avec entrain, et c'était là ce qui avait déplu à la demoiselle d'honneur.
«Quel moyen? Mais l'équilibre européen et le droit des gens, disait
l'abbé.... Un seul empire puissant comme la Russie, réputée barbare, se
mettant honnêtement à la tête d'une alliance qui aurait pour but
l'équilibre de l'Europe, et le monde serait sauvé!
--Mais comment parviendrez-vous à établir cet équilibre?» disait Pierre,
au moment où Anna Pavlovna, lui jetant un regard sévère, demandait à
l'Italien comment il supportait le climat du Nord. La figure de ce
dernier changea subitement d'expression; et il prit cet air
doucereusement affecté qui lui était habituel avec les femmes.
«Je subis trop vivement le charme de l'esprit et de la culture
intellectuelle de la société féminine surtout, dans laquelle j'ai l'honneur
d'être reçu, pour avoir eu le loisir de songer au climat,» répondit-il,
tandis que Mlle Schérer s'empressait de les rapprocher, Pierre et lui, du
cercle général, afin de ne les point perdre de vue.
Au même moment, un nouveau personnage fit son entrée dans le salon
de Mlle Schérer: c'était le jeune prince Bolkonsky, le mari de la petite

princesse, un joli garçon, de taille moyenne, avec des traits durs et
accentués. Tout en lui, à commencer par son regard fatigué et à finir par
sa démarche mesurée et tranquille, était l'opposé de sa petite femme, si
vive et si remuante. Il connaissait tout le monde dans ce salon. Tous lui
inspiraient un ennui profond, et il aurait payé cher pour ne plus les voir
ni les entendre, sans en excepter même sa femme. Elle semblait lui
inspirer plus d'antipathie que le reste, et il se détourna d'elle avec une
grimace qui fit tort à sa jolie figure. Il baisa la main d'Anna Pavlovna et
promena ses regards autour de lui en fronçant le sourcil.
«Vous vous préparez à faire la guerre, prince? lui dit-elle.
--Le général Koutouzow
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