La foire aux vanités, Tome II | Page 2

William Makepeace Thackeray
générosité. En un mot, elle s'était faite à cette soumission
servile, indispensable aux femmes de son caractère et de sa condition.
Et quant à miss Crawley, comme toutes les personnes de son sexe, elle
savait avec un art cruel retourner dans la plaie la pointe acérée du
mépris.
À mesure que la convalescente reprenait des forces, il semblait qu'elle
cherchât à les essayer contre miss Briggs, la seule compagne qu'elle
admît dans son intimité. Les parents de miss Crawley ne perdaient pas
pour cela le souvenir de cette chère demoiselle; au contraire, chacun
s'efforçait à l'envi de lui témoigner par nombre de cadeaux et de
messages affectueux l'énergie d'une tendresse inaltérable.
Nous citerons en première ligne son neveu Rawdon Crawley. Quelques
semaines après la fameuse bataille de Waterloo, et les détails donnés
par la Gazette sur ses exploits et son avancement, il arriva à Brighton,
par le bateau de Dieppe, une boîte à l'adresse de miss Crawley. Cette
boîte contenait des présents pour la vieille fille et une lettre de son
respectueux neveu le colonel; le paquet se composait d'une paire

d'épaulettes françaises, d'une croix de la Légion d'honneur et d'une
poignée d'épée, précieux trophées de la bataille.
La lettre était charmante de verve et d'entrain; elle donnait tout au long
l'histoire de la poignée d'épée enlevée à un officier supérieur de la
garde, qui, après avoir énergiquement exprimé que la garde meurt et ne
se rend pas, avait été fait prisonnier au même instant par un simple
soldat. La baïonnette du fantassin avait brisé l'épée de l'officier, et
Rawdon s'était saisi de ce tronçon pour l'envoyer à sa chère tante.
Quant à la croix et aux épaulettes, elles avaient été prises à un colonel
de cavalerie tombé dans la mêlée sous les coups de l'aide de camp.
Rawdon s'empressait de déposer aux pieds de sa très-affectionnée tante
ces dépouilles, cueillies dans les plaines de Mars. Il lui demandait la
permission de lui continuer sa correspondance quand une fois il serait
arrivé à Paris, lui promettant d'intéressantes nouvelles sur cette capitale
et ses vieux amis de l'émigration, auxquels elle avait témoigné une si
bienveillante sympathie pendant leurs jours d'épreuves.
Briggs fut chargée de la réponse. Elle devait adresser au colonel une
lettre de félicitations et l'encourager à de nouvelles communications
épistolaires. La première missive était assez spirituelle et assez
piquante pour faire bien augurer des suivantes.
«Je sais très-bien, disait miss Crawley à miss Briggs, que Rawdon est
aussi incapable que vous d'écrire une lettre pareille, que cette petite
drôlesse de Rebecca lui a dicté jusqu'à la dernière virgule; mais je n'ai
garde d'aller me priver des distractions qui peuvent me venir de ce côté;
faites donc comprendre à mon neveu que sa lettre m'a mise de fort
bonne humeur.»
Si miss Crawley ne se trompait pas en attribuant la lettre à Becky, elle
ne savait peut-être pas aussi bien que les dépouilles opimes qu'on lui
envoyait étaient également de l'invention de mistress Rawdon. Cette
dernière les avait eues pour quelques francs de l'un de ces innombrables
colporteurs qui, le lendemain de la bataille, se mirent à trafiquer ces
tristes débris. Quoi qu'il en soit la gracieuse réponse de miss Crawley
ranima les espérances de Rawdon et de sa femme, qui tirèrent les plus
favorables augures de l'humeur radoucie de leur tante.

Dès que Rawdon, à la suite des armées victorieuses, eut fait son entrée
dans la capitale, sa vieille tante reçut de Paris la correspondance la plus
régulière et la plus divertissante.
La femme du recteur, non moins ponctuelle dans sa correspondance,
était beaucoup moins goûtée par la vieille demoiselle. L'humeur
impérieuse de mistress Bute lui avait fait un tort irréparable dans la
maison de sa belle-soeur, non-seulement elle était détestée des
subalternes, mais encore elle était à charge à miss Crawley. Si la pauvre
miss Briggs avait eu la moindre malice dans l'esprit, elle eût trouvé une
joie ineffable à annoncer à mistress Bute, de la part de sa chère
Mathilde, que celle-ci se trouvait infiniment mieux depuis que mistress
Bute n'y était plus; à la prier, toujours au nom de miss Crawley, de ne
plus s'inquiéter de sa santé et de ne pas quitter sa famille pour venir la
voir. Plus d'un coeur féminin eût savouré à longs traits ce petit plaisir
de la vengeance; mais pour rendre justice à miss Briggs, elle ne voyait
pas si loin. Son ennemie était en disgrâce; il n'en fallait pas davantage
pour émouvoir sa fibre compatissante.
«J'ai été bien sotte, se disait, non sans raison, mistress Bute, j'ai été bien
sotte d'annoncer mon arrivée à miss Crawley dans la lettre qui
accompagnait l'envoi des canards de Barbarie. J'aurais dû me présenter
à l'improviste à cette vieille radoteuse, et l'enlever à ces deux harpies
Briggs et Firkin. Ah! Bute, mon ami Bute! qu'avez-vous
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